Regardez ces filles qui marchent en avril dans les villes fraîchement ensoleillées. Elles sont ivres. Elles ont des forces délirantes, des bras d'argent, des jambes d'argent, regardez, elles brillent ! Elles se mordent la langue, derrière leur petite bouche. Les murs sont des miroirs. Regardez la fille qui va trop vite, dans ces rues faites pour qu'on y flâne. Elle a les yeux sur le point de fuite, mais elle ne voit rien, elle ne voit que le balancement de sa jupe, de ses cheveux, derrière. Elle ne sent que ce qui bat, qui claque, qui marche si fort en elle, autour d'elle, talons, cœur, sang, moi, moi un peu ! talons jusque dans le ventre, sang dans la tête, grands coups, grands coups, cœur comme un dauphin dans cette tempête, jaillissant en dix endroits à la fois, et moi, regardez ! Elle se retient de hurler de bonheur. Elle est seule, à hurler, les gens ne sont que des miroirs. Et heureusement, qu'elle est seule ! elle a déjà le corps débordé !
J'ai vécu une trop belle enfance. Tout depuis n'a fait que me mordre.
Nous habitions une vieille maison du Vaucluse, mes parents, mon frère, à l'écart. Ma mère avait une foi qui me semblait trop simple, mon frère, avec son visage d'ange, une imagination noire. Il inventait des histoires, l'une après l'autre, les disait, les mimait. Il vivait pour jouer.
Il marchait pieds nus. Moi j'avais peur des dards, des épines, il me fallait un isolant de cette terre. La chaleur me couvrait de gouttelettes au moindre mouvement. Lui n'en souffrait pas.
Je le savais, nous n'avons rien en commun, ce garçon au prénom vainqueur de l'Infidèle, et moi qui toujours, dans les guerres mises en scène par mon frère, avais un faible pour le personnage du déserteur.
Il est l'inverse de ce que j'aime de nocturne, d'ambigu, d'improbable. Il ne parle pas l'inopiné-composé, il ne sait que le présent-simple. Il est tout ce qui me fait mal aux yeux : sûr comme le matin, clair comme la vérité première. Nulle part où trouver un peu d'ombre chez lui.
Et moi : « J'aime les êtres difficiles. » Il sourit : « Mais pas les êtres différents. Pas les pays difficiles. »
L'excitation, les litres de thé quotidiens, le décalage horaire, et tous les autres décalages, le grand déboussolage : c'était l'assaut conjugué contre tous les sens à la fois, les cinq et les autres, les innombrables, les innommés, sans compter les nouveaux. Les nouveaux ! le sens du sucre et du sel mêlés... celui de l'harmonie de couleurs qui hurlent ailleurs... celui de l'horreur pleine de grâce... Les fleurs sentent la pourriture. Les antilopes renversent les poubelles, la nuit, ce sont des femmes. Les enfants mendient, la voix cassée. Ils implorent en se tapant le ventre, et le geste répété a fini par leur marquer une empreinte noire à la hauteur de l'estomac.
J'écrivis comme ils souffraient, ce soir, de la désertion de certain sociologue jusque-là des leurs, « Un article infâme », ils criaient : « Coupable ! », « Non coupable ! » Qu'ils étaient grands, debout, dans la fumée ! Chéris ! meurtris d'eux-mêmes ! jeunes gens aux figures sévères, laids exprès... Idéologues par devoir, veilleurs la nuit par souci de responsabilité... J'avais envie de les prendre dans mes bras, chacun à son tour, de leur mettre la tête dans mon cou d'une main et de l'autre de leur fermer les paupières, et de les bercer, jusqu'à ce que ça passe... Je l'écrivis. J'écrivis tout.
Laurence Cossé vous présente son ouvrage "Le secret de Sybil" aux éditions Gallimard. Rentrée littéraire janvier 2023.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2671562/laurence-cosse-le-secret-de-sybil
Note de musique : © mollat
Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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