Comme il l'explique page 200,
Alain Damasio s'est rendu dans la Silicon Vallée avec l'espoir de parvenir à penser contre lui-même, "Pouvoir accueillir la technologie non plus comme une menace, une servitude volontaire ou un état de fait mais avec l'euphorie excitante et tranquille de ceux qui la conçoivent, la promeuvent et la font."
Résultat de cette expérience, ce livre est une invitation à se poser et prendre le temps de penser aux enjeux de ces nouvelles technologies.
On peut alors adhérer à la vision de
Damasio, trouver qu'il se concentre trop sur le négatif ou alterner entre les deux positions selon les chroniques et les arguments. Pour ma part, j'ai trouvé cette "pause réflexive" bienvenue et indispensable.
Cette course à la nouveauté qui nécessite des matériaux rares, de l'énergie pour fonctionner et que l'on ne sait pas recycler au mépris des règles élémentaires de l'écologie me donne depuis un moment déjà l'impression de regarder courir une poule sans tête.
Au niveau du style, l'auteur joue avec les symboles, qu'ils soient typographiques ou relèvent du vocabulaire. Ses textes sont parsemées de jeux de mots et d'associations d'idées, parfois un peu "faciles" mais souvent signifiantes et bien trouvées.
La première chronique, "Un seul anneau pour gouverner tous ?" propose une comparaison pertinente entre Apple et une religion, et dans le même temps une réflexion sur la manière dont le smartphone redéfini notre rapport à l'espace. Évidemment,
Damasio a une vision inquiétante de ce qui se cache derrière des lignes épurées, mais ne serait-il pas juste lucide ?
"La ville aux voitures vides" emmène le lecteur au pays de Genreal Motors où l'auteur, effaré par l'utilisation vitale de la voiture, anticipe (de peu, c'est pour demain) l'arrivée des voitures autonomes et connectées dans les rues - au service de notre fainéantise. L'anticipation sur le risque de voir des flottes hackées, la perte d'emploi pour les chauffeurs, et le bilan carbone de l'entreprise le laissent pantois. D'autant que
Damasio prévoit que ces véhicules seront réservés aux classes aisées, et que les transports en commun lui semblent être une alternative préférable.
"La ligne de coupe" a été inspirée par le voyage de l'écrivain en tant que tel. Les multiples étapes à franchir pour simplement prendre l'avion l'amènent à réfléchir sur la frontière, ce qui sépare et divise l'humanité. La tentation du tout sécuritaire, la peur de l'Autre, la difficulté croissante de voyager donc (et celle, bien pire, d'immigrer). Tant dans le monde réel que sur le Web, mots de passe et entre-soi sont la norme.
Dans "Love me Tenderloin",
Alain Damasio émet une hypothèse pour le moins pertinente quant à notre capacité à ne pas nous sentir concernés par la détresse de nos pairs. Comment expliquer que la souffrance humaine ne nous prenne pas suffisamment aux tripes pour nous donner l'énergie d'y remédier ? Et il n'est pas question ici d'un pays lointain, non juste du sdf de l'autre côté de la rue. Enfin, comme tout est plus grand en Amérique, il s'agit d'un quartier entier laissé à l'abandon et aux psychotiques puisque les hôpitaux psychiatriques ont été fermés.
Connectés à distance via les réseaux, nous aurions perdu notre capacité à nous confronter à l'altérité et à éprouver de l'empathie pour les personnes ne faisant pas partie de notre communauté propre. Glaçant.
"Le problème à quatre corps" ou comment les technologies sont supposées nous reconnecter à un corps que nous ne savons plus écouter.
Nous rencontrons Arnaud Auger qui présente les incroyables outils qui mesurent, archivent et conseillent leurs utilisateurs pour qu'ils aient leur content de sommeil et de vitamines.
Parallèlement, on ne peut qu'être surpris par l'ambiguïté de la démarche qui consiste à créer un monde virtuel aussi réaliste que possible pour permettre de vivre des expériences (tout en restant en sécurité dans son salon) que l'on pourrait réellement vivre (à condition de se rendre sur placeet d'accepter de fournir l'effort nécessaire). Une nouvelle fois,
Alain Damasio "oublie" les utilisations positives qui pourraient découler de tels outils pour se concentrer sur les pires aspects. Mais ceux-ci méritent néanmoins d'être soulignés et donnent matière à réflexion.
"Trouvère > Portrait du programmeur en artiste" présente une autre personnalité rencontrée par l'auteur lors de son séjour à San Francisco. À ceux qui imaginent les programmeurs en geeks coupés du monde,
Alain Damasio présente Gregory Renard, qui programme à la manière d'un artisan en se basant sur sa créativité pour résoudre des problèmes. Il entend d'ailleurs enseigner des valeurs humaines telles que le respect et l'altruisme à sa machine. Pour une technologie positive ? Un brin d'espoir dans un monde de silicium.
La nouvelle qui conclue ce recueil reprend les observations de l'écrivain sous forme fictionnelle. Et enfonce donc le clou de manière bien plus immersive. "Lavée du silicum" est très bien vu, la construction fait monter la tension de manière admirable.
J'ai été séduite par la vision de l'IA et par la fin, d'une rare poésie. C'est à mon sens la pièce maîtresse de ce livre, et si les articles qui la précédent sont assez pessimistes, une lueur d'espoir - indépendante de la bonne volonté humaine - perce finalement entre les nuages.
Un grand merci à Babelio et aux éditions du Seuil de m'avoir envoyé ce livre !