Une histoire simple, mais un texte magnifique.
Le court roman autobiographique raconte la vie d'une petite fille qui découvre la lecture, qui doit être hospitalisée ou qui va en vacances avec ses parents. Ce n'est pas un accrolivre plein de suspense, c'est une prose réfléchie et finement ciselée.
Que dire de plus? Je me retrouve un peu en elle, dans sa vision des livres entre autres. Mais comme j'aimerais avoir la même plume et savoir dire les choses aussi gracieusement!
Commenter  J’apprécie         260
Dans la plupart des vies, il n'y a rien d'extraordinaire. Simplement des maisons, des visages, des pas qui les relient. À la fin on dit ma vie, on raconte les passerelles, les forêts, les points d'eau qu'il a fallu trouver pour que se poursuive le voyage. On essaie de lire mais les chemins sont flous, trop loin ou trop proches, - dès lors que l'on pose le regard surgit une autre fenêtre. Alors il ne reste qu'à avancer, d'abord deviner quelques lettres, un mot peut-être, tenir le fil ténu entre le pouce et l'index, le tirer jusqu'à soi, puis recommencer, recommencer jusqu'à ce qu'apparaisse enfin le filet plus dense sur lequel s'appuieront nos histoires. Et chacune nous inventera un visage, autre et même visage que dessinent en nous les milliers de petites histoires que nous vivons, gouffres qui nous aspirent, souffles puissants qui nous projettent, et dont notre corps porte trace. Un train s'arrête et repart sans que personne n'en soit descendu. Des milliers de gare, de trains, d'attentes que l'on retourne en tous sens, - on appelle cela une vie. Et parfois quelqu'un attend aussi sur le même quai, et ce n'est plus la même histoire.
On ouvre un sentier par la parole, les mots s'échappent, tantôt s'affaissent sur la page, tantôt volent légers au-dessus du monde, cherchent à l'effleurer du bout de la langue.
Les mots viennent du tamis de la parole, ils en sont le noyau recueilli, l'ombre silencieuse, ils portent le sens vers la réalité [...]
Sans jamais les toucher, les mots tâtonnent dans le noir où se tiennent les choses, éclairent ceci, éclairent cela, mais ce ne sont que choses molles, natures floues, mortes déjà, choses figées dans un sens qui n'est plus, car elles remuent dans le silence du monde, jusqu'à ce qu'on les y arrache pour les rendre à la langue.
Dans la plupart des vies, il n'y a rien d'extraordinaire. Simplement des maisons, des visages, des pas qui les relient. À la fin on dit ma vie, on raconte les passerelles, les forêts, les points d'eau qu'il a fallu trouver pour que se poursuive le voyage. On essaie de lire mais les chemins sont flous, trop loin ou trop proches,
- dès lors que l'on pose le regard surgit une autre fenêtre. Alors il ne reste qu'à avancer, d'abord deviner quelques lettres, un mot peut-être, tenir le fil ténu entre le pouce et l'index, le tirer jusqu'à soi, puis recommencer, recommencer jusqu'à ce qu'apparaisse enfin le filet plus dense sur lequel s'appuieront nos histoires. Et chacune nous inventera un visage, autre et même visage que dessinent en nous les milliers de petites histoires que nous vivons, gouffres qui nous aspirent, souffles puissants qui nous projettent,
et dont notre corps porte trace.
Un train s'arrête et repart sans que personne n'en soit descendu. Des milliers de gare, de trains, d'attentes
que l'on retourne en tous sens, - on appelle cela une vie.
Et parfois quelqu'un attend aussi sur le même quai, et ce n'est plus la même histoire.
Tout dire n'est jamais qu'un bord dessiné pour que les couleurs de nos vies paraissent plus nettes, mais l'ombre les rejoint, en sculpte les contours, désigne tantôt le bleu, tantôt le rouge, et l'on entend leur résonance dans le vert qui tout à coup se faufile...
À l’hôpital, le présent n’existe pas, on abandonne son corps pour qu’il soit guéri au plus vite. On ne sait trop où l’on est, on attend qu’un corps parfait nous soit redonné, on attend le moment de retourner à ses jeux. Mais quand on le retrouve, rien n’est comme avant. La peur n’était pas seule. Et l’on sait alors ce que l’on n’aurait dû apprendre que bien plus tard : la douleur du corps, la solitude de l’âme, la fragilité de la vie. Sans pouvoir nommer, on sait, d’un savoir qui ne nous quittera plus.
(Druide, p.21)
Le livre nous porte d'un mot à un autre, imagine des ailleurs qu'il transfigure
en ici. Mais la phrase s'achève, et sans quitter l'ici, on est de nouveau ailleurs.
Lié à l'inconnu qui nous révèle. Qui nous enserre en nous-mêmes et aussitôt
nous délivre.
Rencontre animée par Nicolas Dutent
Son nom semble la relier à une constellation, mais sa présence au monde la rend indissociable des paysages qu'elle traverse : Hélène Dorion vit environnée de lacs et de forêts, de fleuves et de rivages, de brumes de mémoire et de vastes estuaires où la pensée s'évase. Dans ce recueil écrit au coeur d'une forêt, elle fait entendre le chant de l'arbre, comme il existe un chant d'amour et des voix de plain-chant. Et l'on entre à pas de loup dans une forêt de signes où l'on déchiffre la partition de la vie sur fond de ciel, sur fond de terre, sur fond de neige, de feuillages persistants et de flammes qu'emporte le vent, de bourgeons sertis dans l'écorce et de renouvellement. Un chemin d'ombres et de lumière, « qui donne sens à ce qu'on appelle humanité ». Figure majeure de la littérature québécoise et francophone, Hélène Dorion connaît aussi une forme de consécration en France avec ce recueil qui vient d'être inscrit au programme du bac.
À lire –
Hélène Dorion, Mes forêts, éd. Bruno Doucey, 2023.
Projection du "Le bruissement du temps", court-métrage de Pierre-Luc Racine : https://www.youtube.com/watch?v=BTY1nzC_OVg
+ Lire la suite