Двойник
Traduction & notes :
Gustave Aucouturier
Préface :
André Green
ISBN : 9782070372270
Second roman de
Dostoievski qui, tout heureux du succès insigne remporté par ses "Pauvres Gens", s'attendait là encore, étant donné l'ambition du thème traité, à un accueil des plus favorables, "
Le Double", l'un de ses ouvrages pourtant les plus modernes, fit un "flop" lamentable. le lecteur le bouda et, pire, les critiques n'y comprirent rien - ou pas grand chose. A la décharge de tout ce monde, il faut dire que, avec une prescience authentiquement visionnaire,
Dostoievski nous offre, en 1846, date de parution du livre, une pré-définition de la théorie du "Moi", du "Ca" et du "Surmoi" que
Freud sera le premier à faire admettre. Or,
Sigmund Freud ne devait naître que dix ans après la parution du "Double", roman qu'il lut d'ailleurs dit-on avec intérêt - ce qui se comprend.
Tout cela, pour nous, lecteurs des siècles suivants, est aussi évident que
le nez au milieu du visage. Mais pour ceux des années 1840, en Russie comme ailleurs, "
Le Double" ne pouvait que dérouter, déstabiliser, voire causer un profond malaise. Pas seulement parce que la
psychanalyse n'était même pas encore dans ses langes mais parce que, dans l'idéal littéraire romantique (et pré-romantique, d'ailleurs) international, en particulier dans celui des pays du Nord de l'Europe, l'idée du double est dominée, à l'époque, par l'empreinte fantastique, celle du doppelgänger allemand, de l'ombre, bien décidée à vivre "sa" vie, qui se fait la belle chez le Danois Andersen et de diverses entités de la même trempe dans telle ou telle nouvelle de divers auteurs. Quand il s'engagea dans la rédaction de son "Double" personnel,
Dostoievski pensait certes au "Manteau" et au "Portrait" de
Gogol mais il n'en reste pas moins vrai que, pour tenter une approche nouvelle et quasi inédite du thème, il n'entendait pas vraiment se limiter au fantastique pur. Avant de se mettre au travail, il avait d'ailleurs, signalons-le, rencontré un aliéniste et pris une foule de notes, ce qui donne à son texte une logique et une modernité plus proches de nous qu'elles ne pouvaient l'être des hommes du début du XIXème siècle.
Voilà pourquoi, à nos yeux en tout cas, "
Le Double" reste l'un des romans les plus importants, sinon les meilleurs du jeune auteur moscovite. Et voilà aussi pourquoi vous retrouvez sa "fiche" dans notre rubrique "Littérature russe" et non pas "Littérature fantastique." Un détail de poids, si j'ose dire, nous révèle qu'il n'est pas question ici d'épouvante : non seulement le narrateur (qui pourrait, selon la préface, correspondre à un "Moi" assez neutre d'autant qu'il s'exprime à la troisième personne) mais encore les personnages qui entourent le malheureux M. Goliadkine n'ont aucune difficulté à voir Goliadkine et son double tous les deux ensemble, jusque dans le même bureau de fonctionnaires d'où, peu à peu,
le double ("Goliadkine cadet" comme l'appelle le plus souvent l'auteur) finit par l'évincer comme il l'évince au final de toute vie sociale, allant jusqu'à le remplacer dans sa vie personnelle. Les deux hommes sont donc physiquement, matériellement, sur le même plan, pour tout le monde, y compris pour le lecteur qui est bien obligé de s'en tenir à ce que lui raconte le narrateur.
Or, dans la filière fantastique proprement dite, pareil phénomène demeure impensable (sauf peut-être dans une "chute" de nouvelle) : jamais vous ne verrez l'un près de l'autre le Dr Jekyll et son "double" infernal, l'horrible Mr Hyde (autre version, superbe mais plus tardive et dans un tout autre registre, de la théorie du Moi-etc ... Lisez les nouvelles de
Montagu R. James et, là non plus, s'il y est question de double, vous ne verrez celui-ci se manifester à côté de son "original" Dans celles de
Walter Scott, non plus. C'est l'usage : nous sommes dans le fantastique, l'épouvante, l'horreur et l'irréalité, ce qui fait souvent passer le héros du texte ... pour fou, alors qu'il ne l'est pas, paradoxe qui crée la tragédie qui le frappe.
"
Le Double" de
Dostoievski, lui, adopte la démarche inverse : d'un homme - Jacob Goliadkine - que l'on voit, dès le début de l'histoire, consulter un aliéniste, lequel (le détail a son importance par rapport aux dernières lignes du texte) est russe et n'adopte un terrible accent germanique qu'à la fin de la visite ; d'un homme que l'on suspecte déjà de souffrir de paranoïa (et une manie de la persécution vraiment aiguë), donc ; d'un homme que les autorités psychiatriques de notre époque classeraient parmi les schizophrènes mais parviendraient sans doute à soigner à condition que le patient suivît régulièrement un traitement particulièrement lourd, il fait le héros d'un texte étrange, renversant où, malgré l'astuce de la narration à la troisième personne, nous nous trouvons exclusivement toujours "dans" l'esprit, on ne peut plus torturé, d'un homme que nous voyons - non sans horreur, c'est vrai - dégringoler dans la maladie mentale pure et dure.
Ce qu'il y a d'hallucinant dans ce texte, ce n'est pas tant les très belles évocations d'un Pétersbourg le plus souvent nocturne et enneigé, tout replié sous un froid et un gel implacables, ou les regards en coin qu'échangent entre eux les autres témoins de la déchéance de Goliadkine, mais la rigueur impitoyable et, n'hésitons pas à le répéter, visionnaire avec laquelle
Dostoievski nous dépeint la descente bien réelle, dans les abîmes d'une folie tout aussi réelle, d'un personnage estimable et même estimé chez qui, pourtant, si on prend la peine de relire les premières pages, tout commence à débloquer - pour utiliser une formule certes un tantinet triviale mais admirablement parlante.
Des indices de la marche résolue de Goliadkine vers la démence,
Dostoievski nous en donne énormément. Encore nous reste-t-il à les interpréter et la difficulté réside dans les face-à-face, devant témoins, des deux Goliadkine, le "vrai" et le "faux." Viennent alors des moments où nous nous égarons nous-mêmes sur la voie du fantastique et force est de reconnaître que l'histoire imaginée par l'auteur pour expliquer la co-habitation bien visible de ses Goliadkine - une lointaine parenté, expliquant entre autres leur exceptionnelle ressemblance physique (parenté dans laquelle l'entourage suspecte surtout le résultat d'une quelconque fredaine du père de M. Goliadkine) - nous semble toujours un peu faible. Disons plutôt qu'elle est mal présentée par un auteur ambitieux et qui, non seulement se cherche mais cherche une nouvelle littérature russe, et nous serons plus proches de la vérité. Elle demeure cependant possible et, même si elle les gêne, c'est à elle que se raccrochent tous ceux qui, dans le livre, approchent Goliadkine.
Evidemment, le lecteur peut imaginer que Goliadkine voit et comprend mal, que son entourage est peut-être aussi gravement choqué par la façon dont l'insupportable Goliadkine cadet manifeste parfois en public à son "aîné" une ironique et brutale affection (cf. ces baisers sur la bouche qui, bien qu'inscrits dans les usages russes, éveillent souvent ici la question du thème de l'homosexualité, latente ou affichée, dans l'oeuvre dostoievskienne). A moins que les effarants changements d'humeur d'un Goliadkine déjà bien engagé sur la voie de la schizophrénie ne désorientent tellement la société qu'il fréquente qu'elle préfère détourner la tête et ne pas en parler jusqu'à ce que le phénomène ne devienne dangereux pour ses membres les plus représentatifs.
Dans de telles conditions, "
Le Double" n'est pas, on s'en doute, le roman de
Dostoievski que l'on conseillerait à un néophyte de lire en premier. Mais pour ceux qui connaissent la suite de l'éclatante carrière de l'écrivain, il ne saurait, à notre humble avis, poser problème. Fable ou conte ou encore nouvelle des plus réalistes dans laquelle l'auteur s'amuse à semer un doute permanent dans l'imagination de son lecteur ; étude quasi clinique, genre alors peu pratiqué à l'époque sauf dans les milieux scientifiques ; hommage indiscutable à
Gogol mais hommage qui cherche en même temps à surpasser le créateur des "Âmes Mortes" ; description enfin, très classiquement et très finement rapportée, d'une vision que ne saisit pas lui-même parfaitement son auteur tout en sentant instinctivement que s'y love une parcelle de vérité, celle-ci fût-elle encore incroyable à son époque, "
Le Double", bien loin d'être négligeable dans l'oeuvre du grand écrivain russe, est à placer au premier rang sur l'étagère qui lui est consacrée dans votre bibliothèque.
D'autant que, ne l'oublions pas, c'est
Dostoievski qui a déclaré : "Nous sortons tous du "Manteau" de
Gogol."
A lire absolument. ;o)