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sur 593 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
"Voili-voilà" comme dirait Iakov Pétrovitch Goliadkine «conseiller titulaire» d'une administration russe, vivant à Pétersbourg.
Monsieur Goliadkine "notre héros" comme l'écrit Dostoïevski rencontre son double sur un pont, une nuit. Et ce double va transformer sa vie en ronde infernale.
Très jeune, Dostoïevski écrivit à son frère qu'il avait le projet de devenir fou. C'était en somme un projet de vie. L'aliénation sociale, mentale, émotionnelle, thèmes chers à l'écrivain, se mêlent dans ce roman "de jeunesse" qui reçu un accueil glacial à sa sortie. Dostoïevski tenta de le réécrire sans y parvenir.
Je me suis plongée dans la psychose paranoïaque de Iakov Pétrovitch Goliadkine avec empathie et enthousiasme. Avec cette question : comment ce roman va-t-il se terminer ? Résistant à l'envie de lire les dernières pages, j'ai cheminé dans l'esprit malade de Goliadkine, car ce qui intéresse Dostoïevski n'est pas la description de la maladie, mais son cheminement dans la vie et l'esprit de son héros. Goliadkine est d'abord aliéné par une société codifiée à l'extrême, ou la place, le rang dans la société, le travail, détermine la personnalité du sujet. D'ailleurs Goliadkine s'inquiète toujours d'être à sa place, "dans le bon ton" comme il dit, d'avoir le discours adéquat, bref une aliénation de classe sociale très forte et déshumanisante. Iakov Pétrovitch Goliadkine aspire à rompre les barrières sociales, son échec va déclencher l'apparition du double. Il veut être désormais un "autre". Plus fort, plus sûr de lui, pur et parfait. Mais cet "autre" est aussi son ennemi, son double maléfique et malicieux.
La paranoïa de "notre héros" s'agrandit, tout le monde complote contre lui, tous sont ralliés à son double que l'on trouve plus drôle, plus spirituel, plus à l'aise en société, plus habile, plus intelligent, meilleur travailleur et .... plus jeune. Car l'entourage de Goliadkine, même son domestique voient son double. La réalité elle-même est contaminée. Et plus Monsieur Goliadkine veut s'expliquer, plus il s'enfonce dans les affres de son cauchemar. Il perd aussi peu a peu l'usage correct et courant du langage. Son parlé est aussi désordonné, désarticulé et bousculé que son esprit. Atteint d'une forme de jargonaphasie, Goliadkine perd pied, jusqu'à l'abdication.
Le double est un roman drolatique et désespéré, flou et fou comme Iakov Pétrovitch Goliadkine.
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« le double » (en russe : Двойник), deuxième roman de Dostoïevski est très différent du premier » Les pauvres gens » car il s'attèle à un sujet cher à l'auteur : la folie. Il affuble son héros d'un nom prometteur qui voudrait dire « Nu » ou « insignifiant ».

Au début on peut parler d'hallucination : Goliadkine voit apparaître un double, une réplique de lui, comme dans un miroir. En regardant de plus près, il est plus jeune : on les désignera donc le jeune, et l'aîné (que l'auteur appelle souvent « notre héros »). En fait, c'est plus compliqué, on est au-delà d'une simple hallucination car tout le monde voit les deux personnages… mais est-ce vraiment le cas ?

On hésite entre le dédoublement de la personnalité, le délire paranoïde et le fantastique, de type Dr Jekill et Mr Hyde, durant une bonne partie du récit.

On a un dédoublement de la personnalité, un délire de persécution : son double est mieux apprécié que lui, toute sa hiérarchie le dénigre. Il est constamment dans la suspicion, et surtout l'interprétation, ce qui donne des cogitations incessantes, parfois obscures.

L'état de notre fonctionnaire se dégrade brutalement dans le froid, la neige, la boue qui sont omniprésent au propre et au figuré. Analogie avec le froid de son âme ? En tout cas, cela joue un rôle dans la décompensation des troubles.

On peut aussi faire le parallèle avec : le petit moi étriqué, enfermé de Goliadkine, les pulsions de vie qui s'expriment chez son double qui semble sociable mais manipulateur, en gros comme le théorisera Freud plus tard : le ça, le moi et dans le rôle du surmoi le médecin, que l'on rencontre deux fois dans le récit, ou l'administration et ses règles rigides…

On sent la fascination de Dostoïevski pour la folie, l'aliénation mentale, il en perçut certains aspects, alors que c'était le flou artistique à son époque. On reste dans le visuel, alors que les hallucinations sont souvent auditives (entendre des voix, les ondes émises par les extraterrestres…) en tout cas il réussit très bien à mettre en évidence le mode de fonctionnement de son héros, à nous faire entrer dans son mental.

Ce livre a été écrit, pour la première fois, en 1846 (le terme psychose a été évoqué pour la première fois en 1845 !) : on a parlé de « démence précoce » à la fin du XIXe siècle et schizophrénie au début du XXe… la première classification psychoses et névroses remontant à Kraepelin en 1898 mais Dostoïevski était mécontent de son texte et aurait voulu le réécrire entièrement.

Un texte hallucinant et halluciné percutant, dérangeant, qui rappelle « le journal d'un fou » ou « le manteau », donc un hommage à Gogol au passage. L'auteur met bien en évidence avec son style torturé, les paroles étranges et le récit heurté de la « folie » dont le rythme va crescendo. Freud a dû apprécié ce texte, lui qui aimait à dire : « j'ai bien compris Dostoïevski mais j'ai suffisamment de patients ».

Ce court roman est très particulier, avec plusieurs niveaux de lecture, on l'aime ou le déteste, en tout cas, il ne laisse pas indifférent car il soulève beaucoup de réflexions et je ne suis pas sûre d'avoir donné envie de le lire, tant ma critique est décousue…


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Vertigineux. Ce livre est vertigineux.
Il commence dans le Pétersbourg de la Russie impériale avec cet incipit prometteur : « Il était tout près de huit heures quand Jacob Piètrovitch Goliadkine, conseiller titulaire, sortit d'un long sommeil, bâilla, s'étira, se décida enfin à ouvrir tout à fait les yeux. ». Une narration classique bien assise par un narrateur invisible apparemment au fait du récit qu'il veut nous conter. Bien.
Mis en confiance par ces premières lignes, le lecteur suit avec un intérêt plein de bienveillance l'affairement de Goliadkine. Ce dernier finit de s'ébrouer, se regarde dans un miroir pour n'y trouver qu'une image « si insignifiante en elle-même qu'elle n'avait de quoi arrêter au premier regard l'attention de personne ». Puis on apprend qu'il a loué pour la journée un splendide coupé bleu ciel ainsi qu'une livrée pour son domestique. Quelque chose de grand se prépare.
Allons-y pour la satire des moeurs bureaucratique sous l'empire, pourrions-nous nous dire. Il y aura assurément des scènes de saouleries humiliantes, des réconciliations émues et peut-être un duel ou un pari d'argent. Apprêtons-nous aussi à rire du ridicule de ce pauvre homme au physique ingrat et aux ambitions sans doute d'autant plus grotesques.
Si ce n'était que cela...
Car très vite, on perd tout surplomb ricanant. Certes, il y a des côtés farce dans ce qui arrive à Goliadkine. Les scènes avec son domestique ont à voir avec les tirades d'un maître à son valet rusé. Ses amours entre l'idéale Clara et l'obscure logeuse allemande sont celles d'un vieux barbon sur le retour. Et heureusement qu'il y a ces quelques courtes respirations comiques.
Pour le reste, impossible de garder le pied sur quelque chose de stable. Impossible aussi de vous expliquer ce qui se passe dans ce roman. Goliadkine fait beaucoup d'allées et venues. Loue des voitures, rencontre des gens. Il se rend sur son lieu de travail. Dépense beaucoup d'argent. S'entremet avec quelques-uns de ses collègues. Il soupire auprès de Clara aussi. Un peu.
Et partout, avec lui, s'infiltre, tantôt enjôleur, tantôt grimaçant, tour à tour humble et méprisant son double exact. C'est-à-dire un personnage qui porte le même nom que lui, qui parvient par des moyens obscurs mais imparables à pénétrer les mêmes cercles. Et qui n'en est pas lui pour autant. le lecteur en veut pour preuve que les autres personnages du roman voient bien deux Goliadkine tout comme Goliadkine lui-même. Et trouvent cela tout à fait normal.
Ce Goliadkine le jeune, l'autre donc, a tout du djinn malfaisant, de l'émanation d'un cerveau agité. Mais sur la foi du narrateur imperturbable et des autres personnages qui en cautionnent la présence, que faut-il croire ? Nos prémonitions de lecteur averti ou la vraisemblance romanesque qu'assoit l'assurance de la narration ?
A mesure que l'on avance, il est de plus en plus difficile de se repérer. C'est que notre Jacob Piètrovitch est lui-même assez perdu. Il ne cesse de tourner et de virer, de trouver essentiel avec la dernière énergie ce qu'il mettra la même fougue à combattre l'instant d'après. D'aller ici ou de repartir là-bas. de dire ou de taire.
Autour de lui, on se rit, on se gausse. Peu à peu, de personnage falot et inexistant, Goliadkine va devenir, si l'on en croit ce que nous en dit le narrateur omniscient au moins, l'objet de toutes les attentions, de toutes les moqueries. Partout, on ne regarde que lui. Partout on devine sa honte et son embarras.
Avec une grandeur d'âme exemplaire, notre héros va tenter de s'expliquer, d'être chevaleresque. Il va poursuivre tel ou tel haut fonctionnaire dont il estime la considération et se perdre devant lui en obscures justifications à propos de « ceci ou cela ». Réalisant soudain à quel point il se noie, il se répand alors dans de lourdes larmes émues, incapable de réparer ce qu'il ne comprend même pas avoir commis. Et tout cela sous le regard de son double hilare. Alors on repart pour une nuit agitée, une lettre écrite ou reçue, une justification alambiquée, une autre course dans Pétersbourg gelée.
Et nous, lecteurs, nous sommes ballotés. Nous sommes dans la tête de Goliadkine, nous vivons chacun de ses émois, de ses frayeurs. Nous frissonnons avec lui à chacune des trahisons qu'il ressent si intimement. Et puis, tout de même, nous ne pouvons porter crédit à tout cela. Nous voyons bien qu'il s'agit d'un délire. D'une remarquable peinture de ce que Freud appellera des années après la psychose paranoïaque. Pourtant nous en sommes aussi, la narration nous englue dans ce discours et nous souffrons d'être Goliadkine, d'être son double parfois aussi. Emportés par la grandiloquence de l'âme russe, par la bêtise d'une bureaucratie n'ayant d'autre fonction que de s'entretenir elle-même, nous rageons dans le froid et la neige. Nous grelottons de désespoir.
Ce serait un roman fantastique si l'on croyait à l'hypothèse du double venu d'un autre monde. Ce serait un cas clinique d'une précision exemplaire si l'exergue ne l'appelait pas « poème pétersbourgeois ». Ce serait une satire sociale si la folie ne rodait pas.
On ne peut renoncer à aucune de ces lectures et pas une pourtant n'épuise ce roman. Plus grave peut-être, la douleur et la confusion du personnage résonnent avec tant d'acuité qu'on ne peut rester sur le bord à seulement admirer le talent littéraire qui sait nous les restituer. Seul quelqu'un fréquentant intimement ces contrées peut nous les peindre ainsi. Et si nous y sommes si sensibles, n'est-ce pas alors qu'elles nous rappellent quelque paysage connu à nous aussi ? Voilà qu'à nouveau, nous glissons.
Vertigineux !
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Il n'est pas possible de lire ce roman d'une seule traite... Les pauses sont indispensables, au risque de se voir entraîné, épuisé, par le héros dans sa propre folie. Un héros suivi de près par le narrateur / l'écrivain, qu'on croise au détour d'un chapitre et qui s'excuse de ne pas être assez poète pour bien décrire la situation, puis par son double, son opposé, sa double personnalité qui va lui faire vivre un véritable enfer et lui voler sa vie. du très grand Dostoïevski ! Mélangé à du Kafka.
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Étrange écriture qui est pourtant parfaitement adapté au thème du livre..folie intérieure, descente aux enfers hallucinée, paranoïa, visions, et cette voix intérieure qui se cogne contre les murs étroits du cerveau de "notre héros" (!)
C est kafkaïen, et Dostoïevski distille à merveille l horreur de la situation..vertige et angoisse, l auteur a dû passer par ce genre d épreuves pour le rendre aussi palpable au lecteur que je suis.
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Un roman extrêmement troublant, car je suis resté incapable de déterminer si jamais le double était réel ou seulement le fruit de l'imagination délirante du héros. L'ambiguïté est sans doute ce qui fait la force du roman, jamais réponse n'est fournie.

On alors deux visions possibles du récit toute deux tragique pour le héros: une machination abominable ou une sorte de paranoïa schizophrénique.

L'un dans l'autre la plume est vraiment très prenante, la tension s'installe doucement jusqu'à atteindre des proportions presque stressante pour la lecteur, tout les cheminements de pensée avec leur incertitudes et balancement étant merveilleusement bien rendu.

Bref une bonne découverte avec une lecture pas forcément réjouissante mais très intéressante.
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Двойник
Traduction & notes : Gustave Aucouturier
Préface : André Green

ISBN : 9782070372270

Second roman de Dostoievski qui, tout heureux du succès insigne remporté par ses "Pauvres Gens", s'attendait là encore, étant donné l'ambition du thème traité, à un accueil des plus favorables, "Le Double", l'un de ses ouvrages pourtant les plus modernes, fit un "flop" lamentable. le lecteur le bouda et, pire, les critiques n'y comprirent rien - ou pas grand chose. A la décharge de tout ce monde, il faut dire que, avec une prescience authentiquement visionnaire, Dostoievski nous offre, en 1846, date de parution du livre, une pré-définition de la théorie du "Moi", du "Ca" et du "Surmoi" que Freud sera le premier à faire admettre. Or, Sigmund Freud ne devait naître que dix ans après la parution du "Double", roman qu'il lut d'ailleurs dit-on avec intérêt - ce qui se comprend.

Tout cela, pour nous, lecteurs des siècles suivants, est aussi évident que le nez au milieu du visage. Mais pour ceux des années 1840, en Russie comme ailleurs, "Le Double" ne pouvait que dérouter, déstabiliser, voire causer un profond malaise. Pas seulement parce que la psychanalyse n'était même pas encore dans ses langes mais parce que, dans l'idéal littéraire romantique (et pré-romantique, d'ailleurs) international, en particulier dans celui des pays du Nord de l'Europe, l'idée du double est dominée, à l'époque, par l'empreinte fantastique, celle du doppelgänger allemand, de l'ombre, bien décidée à vivre "sa" vie, qui se fait la belle chez le Danois Andersen et de diverses entités de la même trempe dans telle ou telle nouvelle de divers auteurs. Quand il s'engagea dans la rédaction de son "Double" personnel, Dostoievski pensait certes au "Manteau" et au "Portrait" de Gogol mais il n'en reste pas moins vrai que, pour tenter une approche nouvelle et quasi inédite du thème, il n'entendait pas vraiment se limiter au fantastique pur. Avant de se mettre au travail, il avait d'ailleurs, signalons-le, rencontré un aliéniste et pris une foule de notes, ce qui donne à son texte une logique et une modernité plus proches de nous qu'elles ne pouvaient l'être des hommes du début du XIXème siècle.

Voilà pourquoi, à nos yeux en tout cas, "Le Double" reste l'un des romans les plus importants, sinon les meilleurs du jeune auteur moscovite. Et voilà aussi pourquoi vous retrouvez sa "fiche" dans notre rubrique "Littérature russe" et non pas "Littérature fantastique." Un détail de poids, si j'ose dire, nous révèle qu'il n'est pas question ici d'épouvante : non seulement le narrateur (qui pourrait, selon la préface, correspondre à un "Moi" assez neutre d'autant qu'il s'exprime à la troisième personne) mais encore les personnages qui entourent le malheureux M. Goliadkine n'ont aucune difficulté à voir Goliadkine et son double tous les deux ensemble, jusque dans le même bureau de fonctionnaires d'où, peu à peu, le double ("Goliadkine cadet" comme l'appelle le plus souvent l'auteur) finit par l'évincer comme il l'évince au final de toute vie sociale, allant jusqu'à le remplacer dans sa vie personnelle. Les deux hommes sont donc physiquement, matériellement, sur le même plan, pour tout le monde, y compris pour le lecteur qui est bien obligé de s'en tenir à ce que lui raconte le narrateur.

Or, dans la filière fantastique proprement dite, pareil phénomène demeure impensable (sauf peut-être dans une "chute" de nouvelle) : jamais vous ne verrez l'un près de l'autre le Dr Jekyll et son "double" infernal, l'horrible Mr Hyde (autre version, superbe mais plus tardive et dans un tout autre registre, de la théorie du Moi-etc ... Lisez les nouvelles de Montagu R. James et, là non plus, s'il y est question de double, vous ne verrez celui-ci se manifester à côté de son "original" Dans celles de Walter Scott, non plus. C'est l'usage : nous sommes dans le fantastique, l'épouvante, l'horreur et l'irréalité, ce qui fait souvent passer le héros du texte ... pour fou, alors qu'il ne l'est pas, paradoxe qui crée la tragédie qui le frappe.

"Le Double" de Dostoievski, lui, adopte la démarche inverse : d'un homme - Jacob Goliadkine - que l'on voit, dès le début de l'histoire, consulter un aliéniste, lequel (le détail a son importance par rapport aux dernières lignes du texte) est russe et n'adopte un terrible accent germanique qu'à la fin de la visite ; d'un homme que l'on suspecte déjà de souffrir de paranoïa (et une manie de la persécution vraiment aiguë), donc ; d'un homme que les autorités psychiatriques de notre époque classeraient parmi les schizophrènes mais parviendraient sans doute à soigner à condition que le patient suivît régulièrement un traitement particulièrement lourd, il fait le héros d'un texte étrange, renversant où, malgré l'astuce de la narration à la troisième personne, nous nous trouvons exclusivement toujours "dans" l'esprit, on ne peut plus torturé, d'un homme que nous voyons - non sans horreur, c'est vrai - dégringoler dans la maladie mentale pure et dure.

Ce qu'il y a d'hallucinant dans ce texte, ce n'est pas tant les très belles évocations d'un Pétersbourg le plus souvent nocturne et enneigé, tout replié sous un froid et un gel implacables, ou les regards en coin qu'échangent entre eux les autres témoins de la déchéance de Goliadkine, mais la rigueur impitoyable et, n'hésitons pas à le répéter, visionnaire avec laquelle Dostoievski nous dépeint la descente bien réelle, dans les abîmes d'une folie tout aussi réelle, d'un personnage estimable et même estimé chez qui, pourtant, si on prend la peine de relire les premières pages, tout commence à débloquer - pour utiliser une formule certes un tantinet triviale mais admirablement parlante.

Des indices de la marche résolue de Goliadkine vers la démence, Dostoievski nous en donne énormément. Encore nous reste-t-il à les interpréter et la difficulté réside dans les face-à-face, devant témoins, des deux Goliadkine, le "vrai" et le "faux." Viennent alors des moments où nous nous égarons nous-mêmes sur la voie du fantastique et force est de reconnaître que l'histoire imaginée par l'auteur pour expliquer la co-habitation bien visible de ses Goliadkine - une lointaine parenté, expliquant entre autres leur exceptionnelle ressemblance physique (parenté dans laquelle l'entourage suspecte surtout le résultat d'une quelconque fredaine du père de M. Goliadkine) - nous semble toujours un peu faible. Disons plutôt qu'elle est mal présentée par un auteur ambitieux et qui, non seulement se cherche mais cherche une nouvelle littérature russe, et nous serons plus proches de la vérité. Elle demeure cependant possible et, même si elle les gêne, c'est à elle que se raccrochent tous ceux qui, dans le livre, approchent Goliadkine.

Evidemment, le lecteur peut imaginer que Goliadkine voit et comprend mal, que son entourage est peut-être aussi gravement choqué par la façon dont l'insupportable Goliadkine cadet manifeste parfois en public à son "aîné" une ironique et brutale affection (cf. ces baisers sur la bouche qui, bien qu'inscrits dans les usages russes, éveillent souvent ici la question du thème de l'homosexualité, latente ou affichée, dans l'oeuvre dostoievskienne). A moins que les effarants changements d'humeur d'un Goliadkine déjà bien engagé sur la voie de la schizophrénie ne désorientent tellement la société qu'il fréquente qu'elle préfère détourner la tête et ne pas en parler jusqu'à ce que le phénomène ne devienne dangereux pour ses membres les plus représentatifs.

Dans de telles conditions, "Le Double" n'est pas, on s'en doute, le roman de Dostoievski que l'on conseillerait à un néophyte de lire en premier. Mais pour ceux qui connaissent la suite de l'éclatante carrière de l'écrivain, il ne saurait, à notre humble avis, poser problème. Fable ou conte ou encore nouvelle des plus réalistes dans laquelle l'auteur s'amuse à semer un doute permanent dans l'imagination de son lecteur ; étude quasi clinique, genre alors peu pratiqué à l'époque sauf dans les milieux scientifiques ; hommage indiscutable à Gogol mais hommage qui cherche en même temps à surpasser le créateur des "Âmes Mortes" ; description enfin, très classiquement et très finement rapportée, d'une vision que ne saisit pas lui-même parfaitement son auteur tout en sentant instinctivement que s'y love une parcelle de vérité, celle-ci fût-elle encore incroyable à son époque, "Le Double", bien loin d'être négligeable dans l'oeuvre du grand écrivain russe, est à placer au premier rang sur l'étagère qui lui est consacrée dans votre bibliothèque.

D'autant que, ne l'oublions pas, c'est Dostoievski qui a déclaré : "Nous sortons tous du "Manteau" de Gogol."

A lire absolument. ;o)
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Oser "faire" une critique sur le grand Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski.... oui j'écris bien son nom en entier Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski (le réduire à "Dosto" comme j'ai pu le lire ici ou là me semble irrespectueux, c'est comme réduire ce grand homme à une pub pour lessive ou le comparer à un homme politique grossier.)
Enfin bref, comme d'habitude avec moi pas de critique, encore moins avec un tel auteur que je viens de redécouvrir après trente années de lecture sans le visiter une seule fois !
Et c'est un maître que je redécouvre.
Maître des émotions, des mots, de la psychologie et d'un je ne sais quoi qui nous lie intimement au héros malmené du "double" durant toute notre plongée dans un monde ,une société pourtant disparue depuis bien longtemps !
Je vais y retourner d'ici peu je pense, le temps de digérer gentiment cette oeuvre magistrale.
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Énorme banger de la littérature russe, mon roman préféré de dostoievski à la fois parce qu'on s'enfonce dans l'incompréhension et les névroses du personnage principal à mesure que lui meme devient fou, mais aussi parce que le roman se lit vite et bien bref sûrement le roman le plus éloquent du talent de dostoievski…
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J'ai beaucoup rit dans ce roman ,Cet homme qu 'on imagine austère sévère meme avait beaucoup d'humour finalement.Une histoire de folie passionnante ,un homme qui se bat avec contre lui meme jusqu'au bout et qui perd ou une histoire ou une ancienne version est remplacé par une nouvelle par le biais de la folie ou de la paranoia c est selon.Beaucoup d'interprétation possible.
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