J'ai déjà lu plusieurs
Annie Ernaux suite à son prix Nobel.
D'abord parce que j'ai été choquée par la vague de détestation qui s'est brisée sur elle. (Je n'ai aucun doute que ce n'est pas juste lié à son style, à sa classe mais au fait qu'elle est
une femme.)
Et ensuite parce que son parcours me parle.
Je suis née en Bretagne de parents ouvrier / petit fonctionnaire. J'ai fait des études supérieures et j'ai travaillé pour une société internationale de nombreuses années à des postes tant en France qu'à l'étranger. Je suis
une femme et une transfuge de classe.
J'ai toujours eu le sentiment d'avoir « le cul entre deux chaises. » C'est-à-dire le sentiment de ne plus faire vraiment partie de mon milieu d'origine mais de ne pas appartenir vraiment pour autant à celui où j'ai évolué à l'international. Bref un vif sentiment de différence.
Avec
les années, j'ai réalisé plusieurs choses :
1- Finalement venir d'ailleurs a été un avantage car cela m'a permis d'oser, j'avais peu d'injonctions de la part de mes parents sur ce que je devais être. Alors que les femmes, qui venaient de familles plus riches avaient des obligations de devenir des « Femmes de ».
2- J'ai parfois senti de
la honte de mes origines, de mes parents, parfois de la fierté, parfois en même temps… Tout n'est pas blanc et noir.
3- Il y a des choses biens et moins biens dans tous les milieux dans lesquels j'ai vécu. Je ne glorifie ni les uns, ni les autres. J'ai eu / reçu des encouragements et des coups bas des deux cotés (et pas toujours d'où je les attendais).
4- Tout cela m'a pris beaucoup d'années pour être en paix avec ceci.
Lire des livres comme ceux de A Ernaux peuvent permettre à certain.e.s de réaliser / confirmer qu'ils n'étaient pas seul.e.s.
Tout cela pour dire que «
La Place » a vraiment raisonné en moi. J'ai également lu les critiques sur Babelio, dont certaines montrent une susceptibilité à fleur de peau…
L'écriture plate est reprochée à A Ernaux. Je comprends parfaitement ce parti pris. Dans le milieu que décrit A Ernaux, l'art n'existe pas en tant que tel. Il n'y a pas de temps, de ressources, d'apprentissage de l'art pour la génération de mes parents là d'où je viens.
« Par la suite, j'ai commencé un roman dont il était le personnage principal. Sensation de dégout au milieu du récit.
Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour reprendre compte d'une vie soumise à la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre le parti de l'art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d' »émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les gouts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée.
Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L'écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j'utilisais autrefois en écrivant à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. »
J'aimerais citer ces phrases parce que j'y reconnais mon enfance et surtout mon père. Et je trouve intéressant que le prix Nobel récompense ce type de livre car c'est une partie de la société Française des années 1960/1980.
« Quand je lis
Proust ou Mauriac, je ne crois pas qu'ils évoquent le temps où mon père était enfant. Son cadre à lui c'est le Moyen Age. »
Petit aparté Cette réflexion, je me la suis faite en lisant
Proust. Il décrit une vie de gosse de famille riche… Il est en admiration devant l'aristocratie (même si…). Mais dans le milieu que décrit A Ernaux, on est au mieux en admiration devant les enfants du vétérinaire… Et oui les réseaux sociaux n'existaient pas à l'époque alors on n'enviait pas les ultra riches... mais ceux que l'on imaginait riche (parfois à tort.).
« Ils n'ont pu se fréquenter tout de suite, ma grand-mère ne voulait qu'on lui prenne ses filles trop tôt, à chaque fois, c'était les trois quarts d'une paie qui s'en allait. »
Dans le cas de ma mère, elle nous a souvent raconté que ses parents lui avaient pris toute sa paie du mois de mars et qu'ils s'attendaient vaguement à ce qu'elle continue à en verser une partie après son mariage….
« Voie étroite, en écrivant, entre la réhabilitation d'un mode de vie considéré comme intérieur, et la dénonciation de l'aliénation qui l'accompagne. Parce que ces façons de vivre étaient à nous, un bonheur même, mais aussi des barrières humiliantes de notre condition (conscience que « ce n'est pas assez bien chez nous »), je voudrais dire à la fois le bonheur et l'aliénation. Impression, bien plutôt de tanguer d'un bord à l'autre de cette contradiction. »
« Comment décrire la vision d'un monde où tout coute cher. »
« Obsession : « qu'est-ce que l'on va penser de nous ? »
« Avoir un jardin sale, aux légumes mal soignés indiquait un laisser-aller de mauvais aloi, comme se négliger sur sa personne ou trop boire. »
« Me voir laisser de la nourriture dans l'assiette lui faisait deuil. »
Tout cela mon père l'a dit ou fait…
alors merci madame Ernaux d'avoir écrit «
La Place ».
Je ne partage pas toutes vos opinions ou vos engagements mais je trouve vos ouvrages nécessaires car rares dans le monde littéraire actuel.