Dans le récit personnel, familial, social, qui traverse toute l'oeuvre d'
Annie Ernaux, l'autrice y consacre plus spécialement un livre à chacun de ses parents:
La place, sorti en 1985, où est évoqué son père, et celui-ci,
Une femme, publié en 1988, qui raconte la vie et la fin de vie de sa mère.
Au sujet de cette mère, qui a joué pour elle un rôle si important dans sa vie, elle fera aussi éditer en 1996, après avoir hésité longtemps, sous le titre « Je ne suis pas sortie de ma nuit » et sans le modifier, le journal qu'elle avait tenu au jour le jour, lorsque sa mère s'effaçait dans la maladie d'Alzheimer.
Le court récit «
Une femme » relate de la façon sobre, sans sentimentalité, sans effusions, ce qui le rend encore plus fort et plus émouvant, le parcours de vie de celle qui l'a mise au monde et l'a accompagnée pendant 45 ans.
L'évocation du milieu social ouvrier dont est issue sa mère, sa volonté de s'élever socialement qui l'amènera à acquérir un café- épicerie de village à Yvetot, son énergie, sa rudesse voire sa violence, mais aussi sa tendresse, son attention à sa fille unique (une fille de « remplacement » à une autre morte deux ans avant sa naissance), les espoirs qu'elle met en elle, mais le décalage social difficile qui s'installe entre « la fille qui a fait des études » et ses parents, tout cela est admirablement décrit.
Et puis la deuxième étape, c'est la période plutôt heureuse dans laquelle sa mère devenue veuve viendra vivre chez sa fille et son beau-fils à Annecy, mettra son énergie à s'occuper de ses petits enfants et de la maisonnée, un peu comme si elle se mettait à leur service, ce qui est source d'inévitables conflits.
Et puis, les choses changent, la mère ne s'habitue pas à la région parisienne, où le mari a été muté, et retourne vivre à Yvetot, le couple divorce. Elle est victime d'un très grave accident, dont elle se rétablit miraculeusement, vient revivre chez sa fille.
Et enfin, c'est l'apparition de la maladie d'Alzheimer, l'impossibilité de garder sa mère chez elle, jusqu'à la fin de vie.
Et cette dernière phrase bouleversante: « J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue . »
La façon pleine de pudeur et de tendresse dont
Annie Ernaux raconte la vie de sa mère, ce style volontairement plat qu'elle choisit, renforce l'émotion, je trouve, et j'ai eu le coeur serré une bonne partie du récit. Cette façon dépouillée et sincère me touche beaucoup plus, par exemple, que «
Le livre de ma mère », d'
Albert Cohen, trop excessif, trop démonstratif, à mon goût .Et puis, ce récit a une dimension qui dépasse le cercle de l''experience intime, et que chaque lecteur peut ressentir profondément. Dans tous les cas, je trouve que ce récit parle à toutes celles et ceux qui ont été confrontés à l'ascenseur social, qu'il fonctionne ou pas.
En conclusion, et bien que je n'ai lu que peu de livres de l'autrice, je trouve que sa manière d' « écrire la vie » (le titre qui est donné au Quarto Gallimard qui rassemble une grande partie de son oeuvre) faisant de ses expériences personnelles et de la description de la société la matière de ses récits, restera, à la fois comme le témoignage des changements profonds de cette deuxième moitié du 20ème siècle, en particulier pour la condition féminine, et comme l'évocation par le prisme de l'intime de thèmes universels, entre autres, l'amour et ses tourments, l'identité, la condition sociale et le rapport à ses origines, la maladie, la mort.
Et pas de doute que cela vaut le coup de continuer à explorer une oeuvre aussi originale.