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sur 1097 notes
La mère d'Annie Ernaux est morte le 7 avril 1987 à la maison de retraite de l'hôpital de Pontoise où elle avait dû être placée deux ans auparavant. Elle était atteinte de la maladie d'Alzheimer. Elle s'est endormie tout simplement après son petit déjeuner, vers 10 heures du matin. La veille l'autrice lui avait rendu sa visite quotidienne, lui apportant de jolies branches de forsythia pour égayer sa chambre, l'embrassant et lui disant à demain …
Ce livre très personnel s'ouvre sur un premier chapitre poignant ; Annie Ernaux évoque les heures qui ont suivi l'annonce du décès de la vieille dame, la porte de la chambre fermée, les entretiens avec le personnel hospitalier, les formalités administratives, puis les obsèques. le récit est précis, écrit avec beaucoup de sensibilité et de pudeur, plein de petits détails réalistes et touchants qui interpellent. Chaque mot a son importance. Annie Ernaux exprime sa douleur, son désarroi et son besoin immense d'écrire sur sa mère.
Ce "n'est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l'histoire". Mais c'est un bel hommage et un texte magnifique, puissant et très touchant.

Dans un style d'écriture simple, factuel, sans fioritures, l'autrice raconte sa mère, cette femme dynamique issue d'un milieu très modeste. D'abord ouvrière puis commerçante, gérant avec rigueur et courage une épicerie buvette à Yvetot. Son souhait le plus cher presque obsessionnel : s'élever dans la société, tenir son rang en apprenant incessamment, et donner à sa fille la meilleure éducation possible pour qu'elle, au moins, puisse s'en sortir et devienne quelqu'un !

L'autrice retrace le parcours maternel mais insiste aussi sur l'évolution et l'ambivalence des relations mère - fille faites d'incompréhension, d'agacements réciproques et de honte en particulier à l'adolescence, Puis viennent les années adultes, enfin la retraite et le déclin. Comment une femme aussi active et ouverte au monde peut-elle tomber dans la dépendance, perdre la mémoire jusqu'à ne plus savoir mettre le couvert ni reconnaitre les visages ? Une fin de vie douloureuse, une déchéance qu'Annie Ernaux décrit avec pudeur et tendresse.

"Je n'entendrai plus sa voix. C'est elle, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa manière de rire et de marcher qui unissaient la femme que je suis à l'enfant que j'ai été. J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue »

Tels sont les mots par lesquels Annie Ernaux conclut son écrit. Un hommage émouvant et puissant dont je conseille vivement la lecture.

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Dans le récit personnel, familial, social, qui traverse toute l'oeuvre d'Annie Ernaux, l'autrice y consacre plus spécialement un livre à chacun de ses parents: La place, sorti en 1985, où est évoqué son père, et celui-ci, Une femme, publié en 1988, qui raconte la vie et la fin de vie de sa mère.
Au sujet de cette mère, qui a joué pour elle un rôle si important dans sa vie, elle fera aussi éditer en 1996, après avoir hésité longtemps, sous le titre « Je ne suis pas sortie de ma nuit » et sans le modifier, le journal qu'elle avait tenu au jour le jour, lorsque sa mère s'effaçait dans la maladie d'Alzheimer.

Le court récit « Une femme » relate de la façon sobre, sans sentimentalité, sans effusions, ce qui le rend encore plus fort et plus émouvant, le parcours de vie de celle qui l'a mise au monde et l'a accompagnée pendant 45 ans.
L'évocation du milieu social ouvrier dont est issue sa mère, sa volonté de s'élever socialement qui l'amènera à acquérir un café- épicerie de village à Yvetot, son énergie, sa rudesse voire sa violence, mais aussi sa tendresse, son attention à sa fille unique (une fille de « remplacement » à une autre morte deux ans avant sa naissance), les espoirs qu'elle met en elle, mais le décalage social difficile qui s'installe entre « la fille qui a fait des études » et ses parents, tout cela est admirablement décrit.

Et puis la deuxième étape, c'est la période plutôt heureuse dans laquelle sa mère devenue veuve viendra vivre chez sa fille et son beau-fils à Annecy, mettra son énergie à s'occuper de ses petits enfants et de la maisonnée, un peu comme si elle se mettait à leur service, ce qui est source d'inévitables conflits.

Et puis, les choses changent, la mère ne s'habitue pas à la région parisienne, où le mari a été muté, et retourne vivre à Yvetot, le couple divorce. Elle est victime d'un très grave accident, dont elle se rétablit miraculeusement, vient revivre chez sa fille.

Et enfin, c'est l'apparition de la maladie d'Alzheimer, l'impossibilité de garder sa mère chez elle, jusqu'à la fin de vie.
Et cette dernière phrase bouleversante: « J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue . »

La façon pleine de pudeur et de tendresse dont Annie Ernaux raconte la vie de sa mère, ce style volontairement plat qu'elle choisit, renforce l'émotion, je trouve, et j'ai eu le coeur serré une bonne partie du récit. Cette façon dépouillée et sincère me touche beaucoup plus, par exemple, que « Le livre de ma mère », d'Albert Cohen, trop excessif, trop démonstratif, à mon goût .Et puis, ce récit a une dimension qui dépasse le cercle de l''experience intime, et que chaque lecteur peut ressentir profondément. Dans tous les cas, je trouve que ce récit parle à toutes celles et ceux qui ont été confrontés à l'ascenseur social, qu'il fonctionne ou pas.

En conclusion, et bien que je n'ai lu que peu de livres de l'autrice, je trouve que sa manière d' « écrire la vie » (le titre qui est donné au Quarto Gallimard qui rassemble une grande partie de son oeuvre) faisant de ses expériences personnelles et de la description de la société la matière de ses récits, restera, à la fois comme le témoignage des changements profonds de cette deuxième moitié du 20ème siècle, en particulier pour la condition féminine, et comme l'évocation par le prisme de l'intime de thèmes universels, entre autres, l'amour et ses tourments, l'identité, la condition sociale et le rapport à ses origines, la maladie, la mort.

Et pas de doute que cela vaut le coup de continuer à explorer une oeuvre aussi originale.

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“Perdre sa mère, c'est ne plus être, jamais, l'enfant de quelqu'un dans le monde. J'ai entrepris d'écrire pour supporter cela…”
Le cadre est ainsi posé, le genre aussi : “Ceci n'est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l'histoire.”

Annie Ernaux dissèque la vie de sa mère en nous la présentant sans emphase.
Elle prendra le parti de raconter séparément les histoires de son père et de sa mère dans deux livres différents, elle écrit ainsi dans “Une femme” : “en 1967, mon père est mort d'un infarctus en quatre jours. Je ne peux pas décrire ces moments parce que je l'ai déjà fait dans un autre livre, c'est-à-dire qu'il n'y aura jamais aucun autre récit possible, avec d'autres mots, un autre ordre des phrases.”(“La place”).

Comme dans “Les années”, l'autrice met à distance la sentimentalité, même si on sent poindre les sentiments retenus au coin des phrases.
Voilà, elle ne fera pas que des adeptes avec ce texte découpé en petites phrases posées à plat, anti psychologiques, déliant les événements pour en faire un livre au style reconnaissable, celui d'Annie Ernaux.
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J'ai un jour assisté à la remise d'une décoration à une collègue. Celle-ci, dans son discours de remerciement, a dit d'une voix tremblante : "Mes parents auraient été si fiers de moi." C'était émouvant bien sûr, mais ça m'a étonnée aussi. Pourquoi placer sa fierté dans une pareille breloque ?
Et maintenant je me demande : est-ce qu'elle a pensé, Annie Ernaux, "Mes parents auraient été si fiers de moi", à l'annonce de son prix Nobel ? Je n'ai pas la réponse. (Et dans "Une femme" qui raconte la vie de sa mère, il y a beaucoup trop de pudeur pour qu'elle aborde le thème de ses succès littéraires.)
"Une veille de la Pentecôte, j'ai rencontré ma tante M... en revenant de classe. Comme tous les jours de repos, elle montait en ville avec son sac plein de bouteilles vides. Elle m'a embrassée sans pouvoir rien dire, oscillant sur place. Je crois que je ne pourrai jamais écrire comme si je n'avais pas rencontré ma tante, ce jour-là."
C'est pour ça qu'elle me touche, Ernaux : parce qu'elle sait d'où elle vient.
J'ai été émue par la transmission familiale de l'amour des livres, Ernaux Nobel, écrivaine, auparavant prof de français, étudiante en lettres... précédée de sa mère grande lectrice de Mauriac et Colette ("Les livres étaient les seuls objets qu'elle manipulait avec précaution")... et précédée de sa grand-mère qui vivait "sans autre relâchement que la lecture des feuilletons".
Mais ce roman est loin d'être juste un flot de souvenirs d'enfance et de caractères familiaux.
"J'essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de tendresse, les reproches de ma mère comme seulement des traits personnels de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale." Ernaux part d'une expression, d'une réflexion, d'un aphorisme maintes fois entendus de la bouche de sa mère, et à partir de là elle produit une analyse sociologique, elle déploie tout le panorama de la classe ouvrière des années 20, ainsi que de la condition féminine, notamment celle des jeunes filles. Elle décrit cette hiérarchie sociale où chacun aspire à l'échelon supérieur, ainsi ses tantes dénigrant "le monde qu'elles étaient en train de quitter."
Sa mère vient d'une famille paysanne, jeune fille elle a rêvé d'être "demoiselle de magasin" mais est devenue ouvrière d'usine, puis une fois mariée, commerçante. Elle a bataillé pour amener sa fille aux études supérieures. "J'étais certaine de son amour et de cette injustice : elle servait des pommes de terre et du lait du matin au soir pour que je sois assise dans un amphi à écouter parler de Platon."
Tout est là.
Moi qui n'ai longtemps lu que des pavés, je suis frappée par tout ce qu'Ernaux parvient à dire dans de si petits livres. Et je me rends compte qu'aucun ne devrait être plus long : rien n'y manque, rien n'est effleuré ; tout est dit.
Lorsqu'elle décrit sa mère ronchonnant contre elle dans la cuisine, puis tout sourire pour les clients dès lors qu'elle franchit la porte qui mène à l'épicerie, je revois l'épicière de mon quartier dans les années 60, dont la boutique ouvrait effectivement, quoique discrètement, sur la cuisine familiale.
Et lorsqu'elle décrit sa mère désireuse d'apprendre les noms des fleurs dans les jardins, qui "écoutait avec attention tous les gens qui parlaient de ce qu'elle ignorait", je revois la mienne.
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Son Nobel ayant braqué les projecteurs sur cette auteure, il me tardait d'explorer son oeuvre. Suite au décès de sa mère, elle en trace un portrait assez parlant, en y glissant ici et là des fragments de leur relation. Au début, la forme m'a un peu étonné, comme s'il ressortait une impression de froideur de cette écriture très dépouillée. L'évocation est pourtant précise, agrémenté de nombreuses expressions qu'utilisait cette femme, ce qui rend le portrait plus vivant. Puis, peu à peu, des émotions font surface, la distanciation entre la narratrice et son sujet s'atténue et, contrairement au début, on sent bien que c'est une fille qui parle de sa mére et non pas d'une quelconque voisine. J'ai trouvé le dernier tiers très émouvant. L'implacable et lente dégénérescence de cette mère si fière et l'impuissance de sa fille qui y assiste sont rendus avec pudeur et brio. Les deux derniers paragraphes sont à mon avis des pièces d'anthologie. Une écrivaine que je revisiterai certainement.
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J'ai bien assez pleuré.
De gros sanglots d'enfant.
Vivre, c'est perdre.
Magnifique roman qui n'en est pas un, livre-hommage à la mère de Annie Ernaux.
Très touchant.
La preuve.
Après La place, livre sur son père, à présent l'auteure rend hommage à sa mère.
Une sacrée "nana" cette maman.
Elle rit fort, elle hurle sur les enfants, elle est violente et orgueilleuse, mais elle aime tant sa fille...
Elle a beaucoup de caractère, c'est sa force face à une vie pas forcément facile.
Elle vient d'un petit milieu, et elle veut s'en sortir.
Le mariage.
L'usine, très vite, puis l'achat d'un petit commerce, café, épicerie.
Ouvriers à demi ruraux. le père est perdu car il continue l'usine, et le soir il devient patron de café.
Beaucoup de travail, beaucoup de courage.
Elle veut gravir les échelons, elle veut donner à sa fille tout ce qu'elle n'a pas eu.
C'est important pour elle l'ascension sociale, la religion aussi.
Une jeune fille doit bien se tenir.
Éducation stricte, sévère. Il faut être une jeune fille "bien".
Importance des règles du savoir-vivre.
Cette mère est la figure dominante de la famille. C'est la Loi. (Alors que la Loi est très généralement représentée par le Père, mais la famille maternelle a hérité d'un matriarcat forcené).
À sa retraite, elle va vivre chez sa fille.
Puis elle habite un petit studio, puis ce sera l'hôpital avec un début très prononcé de la maladie d'Alzheimer.
Et là patatras.
Inconsolable.
Mon père en est décédé en cinq ans de cauchemar, exactement ce que Ernaux raconte avec une pudeur et une délicatesse incroyables.
J'ai écrit, moi aussi, un texte sur cette maladie et la déchéance de mon père.
On les perd peu à peu, tout doucement mais inexorablement.
Très belle écriture, beaucoup d'émotions, Ernaux se livre comme jamais.
Une délicatesse mirifique, un amour pour sa mère que personne ne pourra nier.
Elle nous parle de sa douleur face au décès de sa mère, de sa souffrance qui évite les lieux communs, nous sommes dans la vérité, cette vérité si difficile à écrire.
Annie Ernaux, je salue votre courage.
Vous avez eu une vraie mère, et vous lui avez fait comme cadeau le plus bel hommage du monde, celui de pouvoir mettre des mots sur cette mère atypique, les écrire, donc les acter.
Donc ils existent.
Donc je suis plus vivante que je crois.


Ps : prochaine étape : "Je ne suis pas sortie de ma nuit".
Texte difficile (sur la maladie de sa mère), qui va être, je le pressens, un texte encore bien éprouvant à lire.
Mais nécessaire.
Le courage c'est d'écrire, mais celui de lire certains textes peut se vivre également avec douleur.
À chacun son chagrin.
À chacun son courage.
À chacun sa mère.
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Lire Annie Ernaux, c'est relire un peu toujours la même histoire. Ici, au début, je me suis dit : mais, je l'avais lu !
Que nenni. C'est juste la base qui ne changeait pas, son milieu d'origine, son extraction sociale...
Ce court roman est centré sur sa mère et la place qu'elle a occupé dans son imaginaire de jeune fille, de femme. Jusqu'à la fin.
En parcourant à pied les rues de ma bonne ville de Rouen, j'en discutais il y a quelques mois avec une amie qui ressentait la même chose que moi : la sensation qu'elle touche à notre intimité. Nous nous demandions combien d'entre nous se sentaient directement interpelés par ces relations complexes, par ces sentiments qui nous sont livrés avec simplicité et justesse...
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Je découvre la plume d'Annie Ernaux avec ce court roman, écrit en hommage à sa mère décédée.
Je ne l'ai pas lu, mais on peut sans doute considérer que ce récit constitue un diptyque avec La place, dans lequel l'auteure retrace la vie de son père, comme elle le fait pour sa mère dans Une femme.

Concentré de réalisme et d'émotion, ce texte ne cache rien de l'ambivalence des sentiments de l'auteure envers sa mère, « une femme » issue d'un milieu très modeste, dont la farouche volonté d'évoluer a permis à sa fille de devenir une intellectuelle.

La perte d'une mère est un sujet universel. Cette situation à l'occurrence unique, la plupart du temps douloureuse, parfois insoutenable ou traumatisante, révèle des mécanismes émotionnels jusque là inconnus. Alors qu'autour de nous la vie continue, on ressent l'absence, le manque, les regrets. Celle que l'on a toujours connu n'est plus, une partie de nos repères s'évanouissent, nous faisant mesurer la fragilité des fondations de notre propre existence.

Annie Ernaux parvient à restituer tout cela d'une façon juste, sobre et pudique. Ce texte simple mais fort, dans lequel de nombreuses filles se retrouveront, raconte l'amour et l'impuissance, le courage et l'abnégation, la transmission et la distance, la douleur et les regrets, la honte et l'embarras, la compréhension et l'admiration.
Il met en lumière la paradoxale impuissance devant la mort, par rapport à la maîtrise de nos existences, de part nos choix et nos combats.

Il aura fallu dix mois à Annie Ernaux pour écrire ces cent pages, ce qui permet de mesurer l'intensité de chaque phrase. Ce très joli texte m'a donné envie de continuer à découvrir son oeuvre.
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Après "La place" lu il y a quelques années, je retrouve Annie Ernaux pour un livre rendant hommage à sa mère "Une femme". Je ne déteste pas, mais je suis gênée par la distanciation de l'auteur, par cette forme de détachement qu'elle utilise pour raconter, sa mère, son enfance... Et puis, tout comme dans le premier titre que j'ai pu lire, il y a toujours ce rapport à la classe sociale, cette sorte de honte ou de malaise qui s'empare de la mère de l'auteur, et même d'Annie Ernaux qui n'en finit pas de rougir de ses origines paysannes, puis ouvrières et enfin de fille de petits commerçants... Il me semble que ce trait s'est souvent manifesté durant "les trente glorieuses", où on visait toujours la classe sociale plus élevée et ou on aurait pu mentir au sujet de ses origines afin de ne pas être déshonoré, car se trouvant moins bien que les autres... Comme je ne partage pas ces sentiments, je suis toujours en retrait lorsque je les rencontre, car j'apparente cela à de la vanité...
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« Je n'entendrais plus sa voix. C'est elle, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa manière de rire et de marcher, qui unissaient la femme que je suis à l'enfant que j'ai été. »

Après le décès de son père évoqué dans La Place, c'est celui de sa mère – « dernier lien avec le monde dont je suis issue » - et l'urgence à mettre en mots les sentiments qu'il inspire à Annie Ernaux, qui la pousse à écrire Une Femme.

Besoin d'expérimenter après tant d'autres l'absence, le vide, le manque, l'état second, les « premiers » états de l'après, « la force des phrases ordinaires ». Clichés de la vie pour les autres ; réalités insoupçonnées pour celle qui les vit.

« Il s'agit de chercher une vérité sur ma mère, qui ne peut être atteinte que par des mots (…) Ceci n'est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l'histoire. »

De manière d'abord distante, froide, quasi-clinique, Annie Ernaux décrypte cette vie de femme de celle qui fut sa mère, avec qui elle entretint des relations en montagnes russes en mode “Je t'aime, moi non plus“.

Une vie passe donc, d'Yvetot à Lillebonne puis retour à Yvetot ; le statut de commerçante qui permet de s'échapper de la condition ouvrière ; un enfant perdu avant qu'Annie arrive ; le soin porté à l'image de sa fille (« Je ne voudrais pas qu'on dise que tu es moins bien que les autres ») ; le décès du mari et le retour chez la fille à Annecy puis Cergy ; le début de la fin, et ce qu'il se passe après la fin.

Et peu à peu, Annie Ernaux évolue, délaissant sa position de narratrice de sa génitrice pour s'impliquer dans la complexité de leur relation mère-fille. Et le livre devient puissant.

Petite, l'ambiguïté est déjà présente. À l'image de son père, « il me semble que nous étions tous les deux amoureux de ma mère » se souvient Annie, même si « Elle m'appelait chameau, souillon, petite garce, ou simplement “déplaisante“. Elle me battait facilement, des gifles surtout, parfois des coups de poing sur les épaules (“je l'aurais tuée si je ne m'étais pas retenue“). Cinq minutes après, elle me serrait contre elle et j'étais sa “poupée“. »

Puis l'adolescence, où « je me suis détachée d'elle et il n'y a plus eu que la lutte entre nous deux. » La cassure est nette : « Elle a cessé d'être mon modèle (…) Je lui faisais grief d'être ce que, en train d'émigrer dans un milieu différent, je cherchais à ne plus paraître. Et je découvrais qu'entre le désir de se cultiver et le fait de l'être, il y avait un gouffre. »

Partie vivre sa vie d'adulte, Annie n'en a pas fini avec l'ambivalence des sentiments : « À certains moments, elle avait dans sa fille en face d'elle, une ennemie de classe. » Quelle violence dans cette phrase, quelle souffrance infligée et ressentie. Mais l'apaisement n'est jamais loin, amenant « la gentillesse, presque la timidité de ceux qui ne vivent plus ensemble. »

Frappée de démence, la fin de vie de cette mère redevenue petite fille et de sa fille inversant les rôles est, en peu de mots, bouleversante. Et particulièrement difficile à lire pour moi, comme pour beaucoup d'autres probablement.

Ce livre est magistral, et dans une épure de mots inutiles et de pages superflues, va beaucoup plus loin que les seules relations mères-filles mais parle aussi de reconnaissance, d'évolution, de silences, de parcours et d'incompréhensions.

Alors comment ne pas laisser le dernier mot à Blanche ? « J'ai tout fait pour que ma fille soit heureuse et elle ne l'a pas été davantage à cause de ça. »
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