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EAN : 9782080280183
272 pages
Flammarion (11/01/2023)
4.21/5   46 notes
Résumé :
"Des quatre enfants escamotés, il n'y a que Samir qui continue de croire à l'enchantement de ce départ. Depuis qu'ils ont embarqué, sa petite main n'a pas lâché le revers du pantalon paternel."

À l'origine de ce roman autobiographique, il y a ce frère radicalisé, mort dans un camp d'entraînement en Afghanistan au début des années 2000.
Le petit garçon de trois ans que le père a arraché à sa mère et à l'Algérie pour venir s'installer à Sarcelle... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (15) Voir plus Ajouter une critique
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Afin d'éviter de croupir dans une geôle au coeur du Sahara pour avoir déserté, avec l'aide, très précieuse et insistante, de sa mère, Zina, installée en France, qui s'est bien assurée de salir la réputation de sa belle-fille, de son frère qui réglera les détails, le fils, marié à Khadija et père de quatre enfants, fuit son pays. À bord du bateau qui les emmène loin de chez eux, l'aîné, Samir, est bien le seul à croire à l'enchantement de ce nouveau départ, les jumelles, du haut de leurs trois ans, ont l'impression d'assister à un spectacle et le dernier né, âgé de quelques semaines, n'aura, évidemment, aucun souvenir des événements. Installé à Sarcelles, dorénavant associé d'un pressing, le père trouve une nouvelle épouse, une vendeuse en boulangerie. Une Française, ce qui est loin de plaire à Zina. Il lui fera, très vite, un enfant. Pour avoir la paix. S'il se désintéresse du dernier né comme des autres, Samir, lui, commence aussitôt à maudire ce bâtard...

Avec beaucoup de sensibilité, de pudeur et de recul, maintenant que nombre d'années sont passées et qu'il a coupé depuis longtemps les ponts avec sa famille, Alexandre Feraga, le petit dernier de cette fratrie, revient sur son enfance et celle de Samir, qui l'aura détesté, malmené, maltraité, humilié... et essaie de comprendre comment deux frères ont pu, ainsi, suivre des chemins diamétralement opposés. L'un se tournera vers les autres et deviendra écrivain tandis que l'autre, nourri à l'indifférence d'un père, à une certaine colère et jalousie, se radicalisera et trouvera la mort en Afghanistan. Ce récit est aussi celui d'un père, Mohammed, totalement défaillant, indifférent à ses enfants, alcoolique, violent parfois, lâche et taiseux, soumis non pas à ses femmes mais à sa mère. Un père incapable de tendresse que ses propres enfants finiront par détester et mépriser. C'est aussi celui d'une mère effacée, en retrait. D'une grand-mère égoïste, retorse et lâche. Alexandre Feraga décortique, analyse son passé, tente de comprendre le comportement de Samir. Cette confession intime et poignante, bien que tragique, rend également hommage au pouvoir des mots, de l'imagination. La plume, tour à tour sensible et révoltée, sonne incroyablement juste.
Un récit déchirant...
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C'est un drame qui lance le roman : les enfants de Khadidja sont ravis à leur mère et acheminés vers la France avec leur père, pour être accueillis par Zina la grand mère. Ils sont jeunes, mais pas suffisamment pour que cette rupture ne laisse pas de traces. Samir ne s'en remettra jamais, vouant une haine féroce pour le demi-frère que sa belle mère mettra au monde quelques années plus tard. Objet de tourments permanents, c'est lui qui conte cette histoire.
Le père qui a laissé ce rapt se faire par l'entremise de sa machiavélique mère est une enveloppe vide, un personnage centré sur les paradis artificiels que l'alcool ou les jeux peuvent lui procurer. L'existence des enfants au mieux l'indiffère, au pire le conduit à des accès de violence inimaginables.

Que peut-il advenir de jeunes enfants qui ont grandi sur un tel socle ?

Il semble que le narrateur s'en soit plutôt bien sorti; on ne saura rien des jumelles mais pour Samir, la voie est toute tracée…

Roman noir, autobiographique, qui met en évidence les caprices du destin, qui à partir d'une situation donnée peut déboucher suer le pire ou le meilleur.

Les scènes sont empreintes de violence, parfois à la limite du supportable d'autant que'on se demande si l'on a atteint le fond ou si pire est encore possible.

Témoignage percutant de ce que la douleur peut entrainer chez les hommes, le roman est poignant. Si le dénouement, attendu, est terrible, il est aussi un soulagement.


256 pages Flammarion 11 janvier 2023
Sélection prix orange 2023

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Moi et mon frère, bourreau et martyr

Il aura fallu plusieurs romans à Alexandre Feraga avant de se sentir prêt à raconter son histoire et celle de son frère mort en Afghanistan. Un frère qui l'a longtemps martyrisé avant d'être happé par les intégristes musulmans. Un récit âpre, violent, sans concessions.

Ce roman s'ouvre sur une scène forte, celle d'un rapt. Un homme fait monter ses quatre enfants sur un bateau à destination de la France. Nous sommes en 1975 et, en vertu de la politique de regroupement familial, il peut rejoindre ses parents qui ont émigré vers la France. Mais il laisse Khadija, la mère des enfants, derrière lui. Un plan machiavélique conçu par Zina, sa mère soucieuse de le voir auprès d'elle.
En France, il ne va pas tarder à trouver une épouse qui succombe à «ses boucles brunes, son visage rond, sa bonhomie affichée en public, ses longs cils et sa manière de fumer ses cigarettes». Elle est non seulement prête à accueillir sa progéniture, ayant elle-même déjà un enfant, mais aussi à agrandir la famille recomposée. le narrateur naît en avril 1979: «L'homme qui a arraché quatre enfants à leur mère est mon père. Je suis né de sa fuite quatre ans plus tard, en France. Comme si faire quatre orphelins ne suffisait pas. Cet homme a récidivé sur un autre continent, dans un décor différent. À l'heure de ma naissance, il ne se montre pas plus concerné par ma venue que par l'éducation des quatre enfants dérobés. En ce matin d'avril, je suis une péripétie de plus.» Une péripétie qui ne va pas tarder à sentir qu'il n'est pas le bienvenu dans la fratrie. Ses trois demi-frères, menés par Samir, l'aîné, vont lui faire sentir par des coups et agressions, des violences physiques et morales quasi quotidiennes. Pour y échapper, il va chercher des cachettes et finir par trouver un placard qu'il pourra investir avec une lampe frontale et un livre. «Je peuplais le placard de centaures, de licornes, de dragons, de toutes les créatures fantastiques que mes premières lectures avaient mis à ma disposition. Il me suffisait de les convoquer pour qu'elles accourent et dansent sur les parois sombres de mon refuge. Des personnages comme Huckelberry Finn, Nils Holgerson ou Jim Hawkins venaient à ma rescousse. Ils étaient mes frères véritables, pas une ligne de leurs aventures ne me trahissait jamais.» Ce sont ses compagnons d'infortune qui vont lui permettre de résister. Quand dans les pires situations, il peut faire appel à son imaginaire et à ses héros.
Mais la situation familiale ne s'améliore pas, bien au contraire. Son père se noie dans le jeu, l'alcool et les dettes, si bien qu'il lui faut quitter leur maison de Montsoult pour la petite villa de Méru dans l'Oise que lui ont laissé ses parents, retournés vivre en Algérie. «Je garde de ce jour un fort sentiment d'injustice. J'abandonnais des amitiés qui m'avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j'allais pouvoir affronter la suite de la débâcle. Une image ne m'a pas quitté: mes soeurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. »
Pendant ce temps, Kadhija dépérit. Elle a cessé de croire au retour de son homme et celle de revoir jamais ses enfants.
Sans pouvoir y répondre, l'auteur pose la question des traumatismes qui conduisent à des destins diamétralement opposés. Comment les deux frères ont-ils pu basculer chacun dans la délinquance, la violence et l'intégrisme pour l'un et dans l'écoute et l'ouverture aux autres – Alexandre va s'occuper d'enfants handicapés – pour le second? Peut-être que leur rapport à ce père défaillant éclaire un peu cette interrogation.

Lien : https://collectiondelivres.w..
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1975. le père arrache ses quatre enfants en bas âge à leur mère et à l'Algérie pour venir s'installer en banlieue parisienne.
«Des quatre enfants escamotés, il n'y a que Samir qui continue de croire à l'enchantement de ce départ. Depuis qu'ils ont embarqué, sa petite main n'a pas lâché le revers du pantalon paternel.»

1979. Naissance de l'auteur et du narrateur, Alexandre Feraga, de ce même père algérien et d'une mère française.
Samir est donc son demi-frère, un « frère impossible » à cause de la défaillance paternelle et du manque de communication ayant engendré une colère rentrée, une rage sourde qui ne s'exprimera que par la violence.

Dans l'enfance, Samir sera le bourreau et Alexandre la victime.

La fin de l'adolescence verra leurs trajectoires s'éloigner.

Grâce à un monde intérieur fertile qui permet à son esprit de s'évader et à une poigne de rencontres salutaires, Alexandre cessera d'être une victime et trouvera sa place dans la société, en temps qu'homme, père et écrivain.

Samir n'aura pas cette chance. Samir le rebelle n'aura de cesse de laisser s'exprimer sa haine, jusqu'à sa mort violente dans un camp d'entraînement en Afghanistan en 2001.

En reconstituant avec minutie et une sensibilité exempte d'auto-apitoiement ces deux enfances que tout oppose hormis la lâcheté de leur géniteur, l'auteur nous livre un témoignage/récit émouvant et prenant, qui décortique les rouages de deux destinées différentes en dépit d'un même « terreau ».
La plume est belle, certains passages d'une poésie extrême malgré le prosaïsme ou même l'horreur du propos.
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Algérie-1975- Enlèvement par le père et la famille des 4 enfants à la mère (Khadija)," comme si faire disparaitre ses quatre enfants sous ses yeux n'était pas le tour le plus violent qu'on puisse jouer à une mère. Comme si le drame familial en cours ne le concernait pas vraiment". Tout a été manigancé par Zina, la grand-mère. La famille se retrouve en France; Zina trouvera une femme ,une épouse au père qui a déjà un garçon. de leur union naitra Alexandre.
On va suivre, le petit garçon, 3 ans, Samir qui se posera beaucoup de questions, qui subira. Il en voudra à la terre entière: "il a cumulé si peu de tendresse en lui, qu'en concéder est au-dessus de ses forces. Cela reviendrait à épuiser ses maigres réserves. Il commence donc à me maudire".
Samir deviendra, extrêmement violent, méchant envers son demi-frère.
Les parents ne disent rien, ne savent pas éduquer , le père est alcoolique, absent, sans sentiment; la mère est aussi absente, ne sait pas donner de tendresse.
Comment se construire et réussir dans la vie avec une famille pareille.
Le seul moyen de communiquer est la violence.
Samir fera les mauvais chois , les mauvaises rencontres pour aller jusqu'à la radicalisation.
Quelle souffrance dans ce témoignage. Une vie sans amour, une vie de haine, de colère qui le mènera vers les milieux islamistes.
Et puis Alexandre qui ne sera pas plus aimé et reconnu par ses parents mais qui choisira une autre direction pour survivre qui sera le chemin de l'écriture.
Une vie sans amour, sans reconnaissance, sans tendresse fait des ravages.
Un roman dur, violent, poignant mais aussi plein d'espoir.
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critiques presse (2)
Marianne_
23 janvier 2023
Il a fallu plusieurs livres à Alexandre Feraga pour avoir enfin le courage de raconter son enfance et d’évoquer la ténébreuse figure de son demi-frère. Ce qu’il accomplit dans ce récit poignant, qui plonge le lecteur aux sources émotionnelles de la souffrance.
Lire la critique sur le site : Marianne_
Culturebox
16 janvier 2023
C’est l’histoire d’une fratrie construite sur une violence originelle. Celle d’un père algérien qui arrache ses quatre premiers enfants à leur mère pour les emmener en France dans les années 1970. D’une violence inouïe, cette première scène semble déjà sceller le destin de Samir, deux ans, turbulent comme beaucoup d'enfants de son âge, mais encore souriant.
Lire la critique sur le site : Culturebox
Citations et extraits (22) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Annaba, 1975
Le port s’éloigne dans les yeux des sœurs jumelles. C’est un décor à demi réel. Fascinant, effrayant. Elles découvrent qu’on peut faire disparaître un monde par la distance. Elles n’ont jamais pris le bateau au saut du lit. Elles se serrent l’une contre l’autre. Leurs cheveux bouclent dans l’air marin. Le vent les défait. Elles pensent à leur mère qui s’éloigne aussi. Elle ne les aurait jamais laissées sortir coiffées de la sorte. Elles n’ont jamais quitté leur mère. Elles sont tout juste assez grandes pour poser le menton sur le bastingage. Elles ne savent pas combien de temps va durer ce voyage. La brutalité du départ empêche la tristesse de s’exprimer. La réalité ne pèse pas encore son poids véritable. Leur père ne dit rien au-dessus de leurs épaules. Pour lui, l’heure est déjà à l’oubli. Les sœurs ignorent qu’il leur faut à tout prix se souvenir de ce qu’on les force à quitter. Elles sentent la peur grossir dans leur ventre. La décision d’un père ne devrait jamais effrayer ses enfants.
Elles n’ont jamais vu autant de monde agglutiné au même endroit. Des voix d’hommes, rauques et grasseyantes, tombent sur elles. Certains frôlent l’hystérie, d’autres se frappent le cœur et prennent à témoin de leur bonne fortune la première personne qui passe. Cette disparition de la ville dans la mer n’a pas l’air de les inquiéter, alors pourquoi s’en soucieraient elles ? Les sœurs se tiennent la main, au cas où. Leur père est là, imperturbable, faussement digne.
Il y a encore quelques jours, Khadija, son épouse, la mère des jumelles, brossait leurs longs cheveux noirs après les avoir enduits d’un masque de sa fabrication : de l’huile d’argan mélangée avec une banane écrasée et un jaune d’œuf, un remède hérité d’une longue lignée de mères. C’était un luxe que son mari ne pardonnait pas, car les œufs et plus encore les fruits importés coûtaient une fortune. Sa voix emportait tout sur son passage. Il saisissait le moindre prétexte pour éloigner un peu plus Khadija, pour se défaire de cette union que ni l’un ni l’autre n’avait choisie. Malgré la colère froide née d’une succession d’humiliations, Khadija ne protestait pas, elle faisait le dos rond pour épargner un spectacle désolant à ses enfants. Cependant, la nuit venue, Khadija savait se métamorphoser en goule et réduire l’univers de son mari à néant en fermant ses cuisses.
Quand les cheveux de ses filles étaient gras, Khadija mélangeait quelques gouttes d’huile d’olive à du rhassoul, de l’argile, et l’appliquait sur les racines. Pendant ces minutes de soin que l’impatience enfantine rendait interminables, elle leur chantait des rondes et des comptines.
Tout en regardant les paillettes de soleil iriser la surface de l’eau, la cadette d’une minute roule une mèche sous son nez pour se rassurer, pile sur l’empreinte du doigt de l’ange. La friction des cheveux sous la pulpe du pouce produit un son qui la rassure, une sorte de stridulation mate. Elle essaie de retrouver l’odeur de sa mère que les embruns commencent à masquer. Malgré la beauté de la mer et la complexité de ses nuances, son esprit s’accroche au manque. Elle pressent que quelque chose ne tourne pas rond. Les deux sœurs ne cessent de se parler. Elles n’ont jamais perdu de vue leur maman.
— Où est maman ? demande la cadette d’une minute.
— Votre maman va bien, répond le père.
Avec ce père, les questions et les réponses ne s’emboîtent jamais.
L’aînée d’une minute fredonne Ya chta sabi sabi Wlidatèk fi qoubbi Babahom eddèh errih Yemmahome tedjri wattih. Le dernier air entendu de la bouche de sa mère. Tombe la pluie, dit le refrain. Ce matin le ciel ne compte aucun nuage, mais les larmes viendront bien vite rétablir la prémonition de la chanson. Les jumelles n’ont pas compris les hurlements de leur mère que tentait d’étouffer la précipitation de leur père, puis le silence surnaturel qui avait accompagné leur départ. Elles s’étonnent encore de l’enchaînement des événements. L’arrivée, la veille, d’une délégation de cousins descendus de leur montagne, dans leurs vêtements empesés d’un mélange d’odeurs de bêtes et de sueur rance. Une soirée faite de murmures et de chuchotis, de regards sous-jacents et de signes impossibles à interpréter pour des enfants. Un dernier repas sans saveurs préparé par les gestes nerveux de Khadija. Puis les premières heures de la nuit, étrangement calmes, comme un intermède avant la fuite. Il n’y avait que les pleurs du petit dernier, accroché au sein de Khadija, pour rompre ce silence hypocrite et cruel.
L’oncle avait dirigé les opérations. Il avait, de sa poche, graissé la patte de l’agent pour qu’il suspende sa ronde le temps d’un quart d’heure, et qu’il laisse les cris monter au ciel. Ses propres enfants avaient aidé à boucler en quelques minutes les valises achetées pour l’occasion. Ils étaient d’une efficacité surprenante pour des gens qui n’avaient jamais voyagé. À croire qu’ils s’étaient entraînés pendant des mois. La tante avait étreint Khadija de ses bras lourds de paysanne, en la pressant au niveau du plexus pour briser sa colonne d’air et toute tentative de rébellion. Pendant ce temps, la nièce avait tiré de son lit le bébé endormi et l’avait emmailloté avec maladresse. On avait exfiltré les trois autres enfants par l’arrière de la maison. Samir, pas encore 2 ans, riait aux éclats, prenant les règles du jeu qu’on lui proposait très au sérieux. Pour être certain de le tenir, on lui avait promis une récompense. On avait appelé deux taxis, faisant fi du surcoût, pour éviter de s’entasser à l’arrière et attirer l’attention d’un opportuniste qui ne manquerait pas de vendre des informations trop facilement glanées. Et le père dans tout cela ? Il s’était contenté de suivre les instructions de son frère. Il se réservait la touche finale : donner au chauffeur, avec le plus grand détachement, le lieu de leur destination. Comme si faire disparaître ses quatre enfants sous ses yeux n’était pas le tour le plus violent qu’on puisse jouer à une mère. Comme si le drame familial en cours ne le concernait pas vraiment.
*
Les jumelles, du haut de leurs 3 ans, digèrent tous ces événements. Elles regardent, médusées, l’écume montée en neige par les hélices. Depuis leur départ, tout n’est que spectacle et tourbillons. Une interrogation n’a pas fini de naître qu’une nouvelle la chasse aussitôt. Elles oublieront la plupart d’entre elles avec le temps et combattront les plus persistantes avec tout l’amour qu’elles seront forcées de consacrer à la seule attention de leur père.
Les moteurs qui vrombissent ne couvrent pas les cris du dernier, âgé de quelques semaines, que les bercements malhabiles de la cousine n’arrivent pas à calmer. Il ne reconnaît pas ce corps qui le porte. Il perçoit, dans la position des bras, un malaise, une contrainte qui l’empêche de se reposer. Il ne ressent ni amour ni tendresse, mais une sorte de calcul dans les gestes. Cette peau qui l’enserre est glacée. La bouche qui lui parle ne pense pas ce qu’elle dit, l’haleine exhalée sur son cou est fade. Il crie pour que sa mère lui revienne. Elle n’a jamais mis autant de temps pour répondre à ses pleurs. Il vit depuis peu, mais connaît mieux que quiconque les dangers de l’absence. Les seins de sa cousine ne sont pas prêts à donner du lait. Depuis que le bateau a largué les amarres, cette dernière n’est plus très concentrée sur sa tâche, prise dans les errements de l’euphorie, elle n’en revient toujours pas du virage qu’est en train de prendre sa vie. Elle jubile de la liberté qui lui est offerte : six mois tous frais payés au pays de la Citroën CX, du planning familial, du rasoir jetable BIC, des Champs-Élysées et de l’été indien. Six mois loin des gamelles, des corvées et des kilomètres arpentés chaque jour dans la poussière pour recevoir d’inaudibles enseignements. Ce qu’elle ne sait pas encore, c’est qu’elle vivra ce séjour de rêve entre quatre murs, sous l’œil omniscient de ses commanditaires.
Des quatre enfants escamotés, il n’y a guère que Samir qui continue de croire à l’enchantement de ce départ. Depuis qu’ils ont embarqué, sa petite main n’a pas lâché le revers du pantalon paternel. De l’autre main, il fait voltiger l’avion de chasse que son père lui a fabriqué avec le carton de son paquet de cigarettes. Il a plaqué des bandes du papier aluminium sur les ailes, cela lui donne un air de navette spatiale. Cette récompense sera la seule promesse tenue.
C’est tout ce que l’on sait des conditions de ce départ. Quant aux raisons, elles resteront de longues années entourées de mystères pour ne pas entamer l’aura du père. Les enfants ont été arrachés suffisamment jeunes pour qu’aucune contestation ne les anime dans les prochaines années. Une paix momentanée que le père paiera au prix fort au moment des comptes.
À plus de trois mille kilomètres d’Annaba, à Méru dans l’Oise, Zina, la mère du mari, se frotte les mains. En plus d’avoir organisé et couvert la dérobade de son fils et de ses petits-enfants, elle s’est bien occupée de l’honneur de sa belle-fille. Khadija a été traînée dans la boue. De femme miraculeuse enfantant tous les douze ou seize mois, elle est passée au statut d’épouse infernale au corps hanté. Hanté par quoi ? Zina ne le savait pas encore, mais elle finirait bien par trouver. Là n’était pas la question. Un seul coup de téléphone longue distance a suffi à lancer l’implacable machine à broyer la réputation. Et puis, une idée en entraînant une autre, le portrait de Khadija a pris des allures de conte macabre. Les colporteurs, disciples improvisés de Zina, avaient plaisir à enjoliver la rumeur. Ainsi, des centaines de familles ont partagé cette histoire qu’elles rendaient crédible par simple répétition. Voici ce que l’on pouvait entendre : les nuits de pleine lune, Khadija avait des accès de méchanceté, ses pupilles changeaient de couleur et sa voix de ton, la transformant en ogresse. Son ventre flasque prenait la consistance d’une plaque d’acier et ses
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Ce jour-là, je n’ai pas vu l’heure tourner, la menace de Samir avait cessé de palpiter en moi ; j’avais même fini par oublier mes mains endolories. Il était près de 20 h quand nous avons arrêté de jouer. Je devais traverser la ville pour retourner chez moi. J’ai fait tout le chemin en courant. Mes poumons étaient en feu. Avant d’entrer dans le lotissement, il fallait traverser une artère. J’étais terrorisé à l’idée que mes parents soient en train de me chercher partout. C’était la première fois que je rentrais si tard. J’entendais déjà les terribles remontrances que j’aurais à subir. Empêtré dans mes pensées, j’ai traversé au feu rouge piéton, juste devant le nez d’une voiture : celle de mes parents. Mon père a freiné, m’évitant de justesse, puis il est reparti en douceur. Il ne s’est pas arrêté pour me prendre à bord, il a continué sa route.
Quand je suis arrivé à bout de souffle, mes parents déchargeaient les courses. Ma mère m’a rappelé de ne pas rentrer si tard, mon père m’a simplement dit de ne pas rentrer les mains vides et m’a tendu un sac de provisions. Je n’ai même pas eu droit à une engueulade. Mon père avait failli m’écraser, mais pas un mot n’est sorti de sa bouche à ce sujet. Longtemps je me suis demandé ce qui aurait bien pu animer quelques sentiments chez eux. Que je m’écrase sur le pare-brise pour leur obstruer la vue ? Qu’ils traînent mon corps sur une centaine de mètres pour enfin se rendre compte de ma présence ? Que la morgue leur rappelle mon identité ? Je jugeais ma mère avec autant de dureté que mon père pour la simple raison qu’elle acceptait d’être sa passagère.
Tout le temps où je m’étais enfui pour échapper à Samir, mon cartable était resté sur le trottoir, essuyant quelques averses. Deux cahiers étaient trempés et bons à mettre à la poubelle. Le pire je crois, c’est que le reste de la fratrie était rentré en passant devant mon cartable, avait dîné sans s’inquiéter une seconde de mon absence.
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Il m'arrivait de lancer des prières en l'air afin de devenir moi-même un personnage de fiction, qu'on me transforme me définitivement en mots, que je sois accueilli par des milliers de lecteurs, hébergé dans leur cerveau, irrigué de leur intelligence et bercé par la voix intérieure. Je continuais de rêver à ce voyage infini qui, à chaque lecture, me ferait renaître dans un dénouement heureux.
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Quelques voisins étaient sortis pour observer notre débandade, incrédules. Nos parents n'avaient prévenu personne. La honte suintait de mes yeux comme d'une blessure ancienne. Nous passions pour des fuyards. Je m’enfonçais autant que je pouvais sur la banquette arrière.
Je garde de ce jour un fort sentiment d’injustice. J'abandonnais des amitiés qui m’avaient aidé à supporter la fureur de Samir et les dysfonctionnements du père. Sans eux, je ne savais pas comment j'allais pouvoir affronter la suite de la débâcle.
Une image ne m'a pas quitté: mes sœurs côte à côte sur le trottoir nous faisant des signes de la main. Elles étaient en larmes, des sacs de vêtements bourrés à la hâte encerclaient leurs chevilles. Elles avaient fini par se taire, la voix coupée par la cruauté. Pendant que nous les abandonnions, les jumelles, elles, se tenaient par les épaules. p. 127
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Samir me poussait toujours plus loin vers les terres lointaines de l'abstraction. Je me retranchais à l'intérieur de mon corps. En tentant de me faire disparaître, il me détruisait en même temps qu'il me rendait vivant.
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