«
le corps des femmes ; la bataille de l'intime » :
Camille Froidevaux-Metterie (Editions
Philosophie Magazine, 158p)
Ce livre reprend en les retravaillant des chroniques d'un blog que l'auteure a animé sur le site de ‘
Philosophie Magazine' pendant six ans. Son objet : mettre en question
le corps des femmes en regard des nouveaux, nécessaires et légitimes besoins d'émancipation et d'égalité.
Le mouvement de libération des femmes est passé par différentes étapes revendicatives : égalité citoyenne et juridique, égalité professionnelle et salariale ; mais dans la foulée de l'affaire Weinstein et du mouvement « me-too », il est maintenant question
du corps des femmes, de l'intime féminin comme le nouveau (l'ultime ?) terrain d'égalité et d'autonomie à gagner. L'auteure évoque ainsi ce qu'elle nomme « le tournant génital du féminisme ». Elle rappelle brièvement que le mouvement féministe est pluriel, que nombre de féministes d'hier et d'aujourd'hui persistent à assigner la femme dans une dimension procréatrice qui en serait une identité par essence obligée, ce que bien sûr elle conteste.
C. F.-M. explique d'abord, à partir d'exemples concrets, comment le corps féminin est modelé par l'éducation pour limiter son appropriation de l'espace, comment dès avant même la puberté « la corporéité féminine se conçoit d'abord dans les termes de la passivité » ; « ayant intériorisé la nécessite d'entraver leurs mouvements, elles développent une timidité corporelle (…) ». Et si les femmes s'approprient peu à peu l'espace public, c'est avec bien des difficultés et des résistances à abattre. Mais le mouvement est lancé, et d'ailleurs, gage de rééquilibrage, nombre d'hommes reconnaissent voire revendiquent pour eux-mêmes une appropriation plus grande de l'espace domestique, trop traditionnellement réservé aux femmes.
Les mécanismes culturels et religieux ancestraux qui fabriquent le sentiment de honte menstruelle et une vision salie du sang féminin sont analysés, ainsi que leurs conséquences : « L'injonction à dissimuler le sang et l'état menstruel fonctionne très exactement de la sorte : en disant aux jeunes filles que leurs règles sont sales et socialement irrecevables, on leur signifie qu'elles-mêmes sont souillées et socialement inaptes. » L'auteure pointe pourtant un certain nombre de progrès dans ces perceptions normatives aberrantes et phallocentrées. Aujourd'hui, pour vivre plus sereinement leurs règles, les femmes occidentales ont la chance de pouvoir choisir entre des moyens médicamenteux pour mieux les contrôler, voire les interrompre, ou des méthodes plus ‘naturelles' comme le Flux Instinctif Libre (terme et pratique que j'ai découverts ici) ; sans jugements sur les partis-pris de chacune, ces possibilités de choix sont pour C. Froidevaux-Metterie un bon marqueur de progrès.
Dans le chapitre sur « la première fois », à partir d'une référence poignante au livre d'
Annie Ernaux «
Mémoire de fille », l'auteure évoque plus spécifiquement l'anorexie comme trouble consécutif à un premier rapport sexuel dramatique pour une jeune fille, et j'ai trouvé dommage cet axe exclusif et donc bien trop rapide et restreint pour aborder la question de « l'entrée dans son corps désirant ».
Dans « l'apparence », l'auteure prend le contrepied d'une généralisation qu'elle trouve abusive : si elle donne raison à
Simone de Beauvoir qui déclare en 1949 que la soumission des femmes aux diktats de la mode ne relèverait que de la soumission aux désirs des hommes, elle estime que les choses ont changé, que les femmes ont conquis une place et une conscience qui leur permettent de maîtriser autrement leur ‘paraître' sans qu'il soit assimilable à une simple sujétion. Elle va chercher ainsi ses sources dans
la philosophie, l'histoire voire l'architecture, et j'ai trouvé assez jubilatoire la manière dont elle ‘crucifie'
André Comte-Sponville et ses positions machistes et rétrogrades.
Après avoir analysé les différentes motivations du non désir d'enfant (ou du non désir de maternité) chez certaines femmes, un choix qui doit se défendre contre une pression sociale millénaire, C. Froidevaux-Metterie s'intéresse à l'étape cruciale de la ménopause. Son rappel à propos du vide abyssal concernant la ménopause et le vieillissement de la femme dans le livre à succès « Les joies d'en bas » nous rappelle que, y compris des femmes jeunes peuvent se revendiquer d'un féminisme bon teint et colporter de fait des positions archaïques et phallocrates. Si ce chapitre sur la ménopause est bienvenu dans son objet, j'ai trouvé nombre de formulations généralisantes et totalisantes, bref sans nuance. Par exemple, pour moi, il est un peu caricatural de dire que « les discours et les recherches sur le vieillissement masculin occultent soigneusement le prisme des âges de la vie pour se concentrer sur les accidents cardio-vasculaires, seul coup de théâtre envisageable pour les hommes de plus de cinquante ans. » Quand C. F.-M. dénonce « l'injustice d'un désir masculin sans limites quand celui des femmes s'annonce d'emblée circonscrit », et n'osant imaginer qu'elle parle d'un fait de nature, je suppose donc qu'elle évoque un discours ; mais qui tient ce discours ? J'ai parfois l'impression qu'à ce moment de son essai, les comportements sociaux majoritaires et, sous cet angle, indiscutables que l'auteure dénonce sont « intériorisés » par elle. Ainsi, la phrase « en même temps que les femmes cinquantenaires se voient dénier la position de sujet de désir, elles cessent d'être désirables socialement » ne me semble pas décrire une réalité absolue partagée par tous et toutes, très loin de là, , ni fort heureusement indépassable ni même indépassée. Ainsi, dans cet essai publié à l'automne 2018, elle n'évoque pas le fait qu'E. Macron (Ministre de l'économie depuis aout 2014) partage depuis longtemps la vie d'
une femme de 24 ans son ainée (fait sans incidence sur une politique que je condamne, mais pas forcément sans intérêt du point de vue de l'évolution des mentalités, puisque cela ne l'a pas empêché d'être élu). Quand elle écrit : « Pourquoi les rides, bedaines, et autre tonsures (des hommes) sont-elles considérées comme séduisantes, voire comme des atouts, alors que leurs équivalents féminins : pattes d'oies, culottes de cheval, et cheveux blancs, font l'objet d'une traque implacable ? », j'ai l'envie malicieuse de présenter les miennes (rides, bedaine, tonsure) à l'auteure pour vérifier la véracité de son assertion si radicale. Et quand elle affirme « Pourquoi n'évoque-t-on JAMAIS l'andropause ? », je trouve ce « jamais » bien caricatural. C'est sans doute la chapitre dont je partage le moins l'analyse ; bien loin d'un lumineux et complice « Messieurs, soyeux beaux » de la féministe
Belinda Cannone, qui pointe le fait que de plus en plus d'hommes sont soucieux du plaisir et des désirs de leur partenaire femme.
Concernant l'apparence des
seins et la prégnance des exigences sociales qui pèsent sur les femmes, C. F.-M. dénonce fort justement « les liens entre somations esthétiques et profits commerciaux (…) tout comme l'inanité de normes auxquelles seule une minorité de femmes sont susceptibles de souscrire », et elle en appelle à « une lutte intense (…) contre le formatage corporel généralisé. »
Puis c'est la dénonciation de la fréquence des violences gynécologiques et obstétricales, et la nécessité pour les femmes « d'une réappropriation de leurs organes génitaux (…et donc…) de la revendication d'une participation aux processus médicaux et chirurgicaux qui les concernent » (cf par exemple les épisiotomies trop fréquemment opérées sans explication ni discussion). Et oui, la virilité infaillible est bien un mythe dangereux pour les deux sexes.
Dans le dernier chapitre relatif à la PMA et la GPA, C. F.-M. relève les aberrations d'un discours réactionnaire qui prétend limiter la possibilité de parentalité aux couples dits classiques, mais aussi les incohérences de la législation. Les questions éthiques autour de la GPA restent pour moi sans réponse bien affirmée, et contrairement à l'auteure, je pense que derrière CERTAINES (pas toutes, bien sûr) demandes de Gestation Pour Autrui, se dessine bien la conception problématique d'un droit absolu à l'enfant, parfois envers et contre tout.
Et elle nous propose en conclusion de revenir sur les fondements philosophiques de son engagement féministe (le passage pour moi le plus ardu du livre).
Si elle a bien raison de dire qu'il y a de
la place pour des formes variées de féminisme, j'ai ici ou là regretté qu'elle évoque certains auteurs sans trop donner son propre avis. Et si elle a bien conscience de ne parler que de la situation de la « femme occidentale », elle n'éclaire guère cette notion floue qui évacue la question sociale (
une femme élevant seule deux enfants, caissière à temps partiel dans un supermarché qui fait des ménages en soirée pour compléter son salaire, a-t-elle accès aux mêmes ressources culturelles et sociales qu'une enseignante, a-t-elle les mêmes moyens de postuler à l'autonomie de son intimité, bref est-elle pour C. F.-M. une ‘femme occidentale' ?)
Malgré quelques limites (synthétiser un blog ne permet pas forcément de déployer son point de vue d'une manière large et toujours structurée), et même si je ne partage pas tous les points de vue de l'auteure, ni le ton de tel ou tel chapitre (qui m'a au moins à un endroit fait songer à un féminisme de la plainte victimaire plus que de la revendication militante et constructive), je trouve cet essai particulièrement intéressant, à lire absolument par les hommes et les femmes d'aujourd'hui.
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Addenda : en y réfléchissant avec un peu de recul, je confirme que parfois CFM s'arrête prudemment dans l'exposé de son avis, ne poussant pas son argumentaire au bout de sa logique. Comme si elle ne voulait pas heurter le lecteur ; mais c'est peut-être comme cela qu'elle a construit son blog, en dialoguant avec des interlocutrices sans vouloir les froisser, d'où le ton parfois « consensuel », voire « oecuménique », pour préserver la possibilité d'un dialogue qui alimentait son blog ?