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4,04

sur 3362 notes

❤️Quelle classe ! Quelle claque !
Il y a dans l'écriture de Laurent Gaudé malgré la rudesse du sujet, l'immigration clandestine, plus que de la délicatesse, de la grâce, celle des grands.
On le sait, une profonde humanité marque toutes ses oeuvres et ce roman là en est inondé.
Des récits entrelacés relatent plusieurs destinées surtout celle du commandant Piracci naviguant au large des côtes siciliennes et de l'île de Lampedusa ainsi que celle de Soleiman qui fuit le Soudan pour la côte Libyenne.
Le commandant ne trouve plus de sens à sa vie son métier est d'intercepter les bateaux de clandestins en les aidant comme il peut pour au final les rediriger fatalement vers l'enfer qu'ils tentaient de fuir. Il est à la fois sauveur et tourmenteur. Bouleversé par certaines rencontres, en proie à la culpabilité, il décide d'abandonner sa fonction et d'aller à « contre- courant du fleuve des émigrants » via l'Afrique du nord vers une nouvelle vie.
L'auteur nous mène de frontière en frontière, de rive en rive, de dérive en dérive vers une terre fantasmée. A mesure que les clandestins avancent l'Eldorado recule telle une promesse irréalisable, un rêve chimérique.
Avec un récit lucide, sans pathos il nous dépeint ces destinées tragiques qui revêtent sous sa plume une dimension mythique.
Certaines descriptions sont comparables à de véritables tableaux avec des scènes dans la tempête ou lors de l'assaut des frontières, zones tendues de clivage entre espoir et désespoir qu'elles soient entravées de barbelés ou pas.
On est solidaire de ces migrants amoindris qui luttent avec acharnement et possèdent la richesse enviable de ceux « qui rêvent toujours plus loin ».
On est tenu en haleine par des revirements de situation fréquents.
L'auteur décrit avec puissance le sort de ces « déclassés » condamnés à l'errance, affamés et assoiffés luttant pour regagner une dignité.
Mais il aborde aussi la fuite de soi, de ce que l'on est devenu insidieusement.
Deux destins se détachent, deux courants tumultueux, un vers l'Eldorado, l'autre opposé, qui vont finir par confluer de manière tragique car la fin est triste symbolique et marquante.
Bouleversant d'humanité❤️
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Le merveilleux , le fantastique , l'incontournable , le légendaire - j'en fais trop là , peut-etre ? - le Soleil des Scorta , je l'avais trouvé...correct tendance grose baffe sur le coin de la truffe ! La chance du débutant qui en était , quand meme , à son troisieme roman , que je m'étais dit ! Que nenni , Eldorado vient confirmer le talent de ce tout jeune auteur Français en traitant d'un sujet d'actualité toujours aussi récurrent avec une justesse de ton ébouriffante ( dixit Kojak ) assortie d'un regard distancié ( dixit Dalida) propre à le crédibiliser !

L'émigration clandestine , une statistique globale objet de bon nombre de fantasmes irraisonnés pour certains ( Hortefeux , Besson...) . Un sujet puissant ou l'humain y aurait enfin toute sa place pour d'autres ! Piracci , Soleiman et Jamal , Boubakar ( rien à voir avec France Gall , merci !) , sont les héros désenchantés de ce conte crépusculaire . Quatre destins uniques , quatre trajectoires distinctes tendant vers un ailleurs sublimé , quatre brutales désillusions confrontées aux murs d'une réalité politique bien trop pragmatique pour leurs reves idéalisés!
Piracci , capitaine de frégate solitaire , se rend compte du non-sens de sa vie ! Sauveteur patenté de ces forçats de la mer Nord-Africains toujours plus nombreux à vouloir rejoindre l'ile de Lampedusa , véritable sésame pour l'Europe , il n'en reste pas moins celui qui les confie aux divers centres de rétention , synonymes de retour au pays assuré , une fois sa mission accomplie . Sa seule échappatoire , démissionner pour tenter d'expier ses fautes passées et renaitre en ce pays qu'il ne connait que par les diverses nationalités qu'il arraisonne : l'Afrique !
Soleiman et Jamal sont freres . D'origine Soudanaise , ils prennent le parti d'un déchirant déracinement au profit d'une vie meilleure , ailleurs...Leur union fusionnelle fait leur force et leur donne le courage nécéssaire à ce périple qu'ils savent dantesque , à défaut d'etre mortel !
Gaudé , d'une plume simple , sensible et évocatrice , place l'humain au coeur de ce drame magnifique et cruel . En véritable conteur fictionnel se basant sur une réalité avérée , il narre magistralement avec force détails le terrifiant voyage de ces otages en devenir ! Otages de passeurs indélicats ; de capitaines de navire n'hésitant pas à les abandonner en pleine mer apres les avoir spoilés de tous leurs biens ; de ces carabiniers frontaliers , beaucoup plus zélés qu'humanistes , toujours prompts à ouvrir le feu sur ces fantomes haves , dépenaillés et affamés mais cependant déterminés comme jamais lorsque vient le temps de l'ultime épreuve !
Leur chimere a un prix qui a souvent le goût du sang...
Un récit coup de poing présentant deux trajectoires diamétralement opposées appelées à se croiser sur fonds de croyance Africaine . le propos est douloureux mais le ton jamais larmoyant ! Gaudé fait dans le factuel vériste en nous brossant magistralement le portrait de ces doux utopistes , véritables aventuriers des temps modernes !
Un beau et grand bouquin à mettre entre toutes les mains afin d'appréhender ce fléau non plus comme un chiffre abstrait mais comme une tragédie concrete mortellement ancrée en l'Humain !

Eldorado , tout ce qui brille n'est pas or...
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Un beau roman, pétri d'humanité, de ceux qui font réfléchir le lecteur ...
Un thème toujours très d'actualité car la tragédie des Africains qui tentent de gagner clandestinement l'Europe au péril de leurs vies n'est pas près de s'arrêter : tragédie humaine car bon nombre d'entre eux trouveront la mort sur le chemin de l'exil, tragédie identitaire pour tous ceux qui abandonnent leur pays et leur identité dans l'espoir d'un meilleur futur et au prix de leur culture. Et au bout du voyage, pour la plupart, la désillusion et l'effondrement de leurs rêves d'un avenir meilleur... Tragique et lucide, jamais larmoyant, j'ai personnellement été beaucoup plus touchée par Eldorado que par le Soleil des Scorta...
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Dire que ce livre de Laurent Gaudé a plus de dix ans et qu'il est toujours aussi actuel !

Entre temps, les lieux de passage ont changé, on ne parle plus de l'île de Lampedusa mais les drames restent les mêmes, les rêves d'Eldorado sont toujours aussi vifs et les migrants toujours plus nombreux, pas seulement vers l'Europe de l'ouest mais aussi vers les États-Unis et sans doute ailleurs…
Laurent Gaudé ne m'a jamais déçu, que ce soit avec La mort du roi Tsongor, La porte des Enfers ou encore Écoutez nos défaites. Alors, quand Élodie a proposé cette lecture, je n'ai pas hésité et je ne l'ai pas regretté.
Dans Eldorado, il aborde le problème par l'autre bout, du côté de ceux qui sont censés empêcher les migrants de se réfugier chez nous. Il s'attache donc aux pas du commandant Salvatore Piracci qui fait une rencontre qui va changer sa vie, dans les rues de Catane, en Sicile : « Il patrouillait le plus clair de son temps au large de l'île de Lampedusa et partageait ainsi sa vie entre son navire, les escales à Lampedusa et son port d'attache, Catane. » Pour lui, rien n'avait changé avant cette femme. Il y avait eu les Albanais puis les Kurdes, les Africains, les Afghans toujours plus nombreux…
Alors, l'auteur nous plonge dans l'univers de cette femme qui avait pu embarquer à Beyrouth avec son petit garçon de onze mois, avec des Irakiens, des Afghans, des Iraniens, des Kurdes, des Somalis, soit cinq cents personnes abandonnées en pleine nuit par l'équipage, sans eau, sans nourriture. C'est la monstruosité de ceux qui exploitent avec un cynisme sans pareil la misère de leurs compatriotes.
Avant de retrouver le commandant sur sa frégate, une partie est consacrée à Jamal et à son frère, Soleiman, qui préparent leur départ de Port-Soudan… Nous les retrouverons plus tard. En attendant, Laurent Gaudé livre un passage palpitant qui prend aux tripes : « Reprendre les hommes à la mort. Les extirper de la gueule de l'océan. le reste, tout le reste, les procédures d'arrestation, les centres de rétention, les tampons sur les papiers, tout cela, à cet instant, était dérisoire et laid. »
Je ne peux en dire plus pour ne rien enlever à l'angoisse de la lecture de ce qui se passe ensuite. L'auteur nous emmène à Lampedusa, revient à Catane puis s'attache à l'épopée de Soleiman en Afrique du Nord, jusqu'à l'enclave espagnole de Ceuta.

Par une belle pirouette littéraire, Laurent Gaudé m'a offert un moment de grâce surprenant, une fin triste mais pleine d'espoir, peut-être la seule possible pendant que Soleiman tente d'atteindre ce qu'il pense être l'Eldorado…
Lien : http://notre-jardin-des-livr..
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Sorti en 2006, ce roman continue malheureusement à résonner dans notre actualité.

Laurent Gaudé renoue avec la veine qui lui est propre.
Le tragique, la lutte et la colère font partie de la règle de trois de l'auteur.
Dans ce roman polyphonique, il met en scène avec une acuité et une intensité glaçante la question des migrants. Roman humaniste, le réel est palpable et la lecture se mue vite en prise de conscience.

Remise en question, colère et espoir, on parcourt à contre-courant l'histoire d'êtres humains en quête de leur Eldorado.

Dans ce roman tragique, l'écriture poétique et lyrique de Laurent Gaudé fait souffler des bourrasques dans la tête des lecteurs.


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Un hymne à la vie, à l'espérance, à la liberté, au renoncement, à l'avenir...
L'auteur nous amène au plus près de ces migrants. Ils ne sont plus des migrants lambdas, mais des personnes ayant une vie, un passé, une histoire, et surtout des rêves. Quand il y a des rêves, des objectifs, il y a la vie.
Quand l'envie n'est plus là, il n'y a plus rien.
Merci M. Laurent Gaudé d'avoir transmis tant de sentiments dans ce roman. Les sentiments des protagonistes de l'histoire, mais également, et surtout, les sentiments que cela engendre sur le lecteur. Merci d'avoir rendu la dignité à toutes ces personnes qui cherchent un eldorado. Recherche d'un moins-pire, recherche juste d'une vie qui ne soit pas invivable. le tout en laissant derrière soi une vie familiale, une vie qu'ils auraient peut-être préféré ne pas quitter. Merci de nous rappeler l'humain.
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"Aucune frontière ne vous laisse passer sereinement. Elles blessent toutes."

***

Force est de constater que la triste réalité que cherchait à dénoncer Laurent Gaudé il y a plus de quinze ans, est encore aujourd'hui d'une actualité brûlante. 

Un nombre toujours croissant de clandestins cherchent à pénétrer la forteresse européenne et la Méditerranée est devenue un véritable cimetière marin. 

Qui sont-ils? Que fuient-ils? Qu'espèrent-ils trouver? Que savons-nous du quotidien des garde-côtes chargés de les intercepter ?

Eldorado s'attache à donner un visage, une voix à la tragédie des migrants et nous bouleverse par sa profonde humanité.

*

Entrelacement de destinées funestes, le récit met en lumière deux trajectoires de vie menées à contre-sens.

Celle de Salvatore Piracci, commandant expérimenté de la marine italienne et celle de Soleiman, jeune migrant d'origine soudanaise. 

Porté par une prise de conscience amère ou l'espoir d'un avenir meilleur, chacun s'engage dans un long et périlleux voyage initiatique en quête de "son" Eldorado.  

"Les hommes ne sont beaux que des décisions qu'ils prennent ."

*

A la fois dense, sensible, et puissamment évocateur,  ce roman m'a happé dès les premières lignes. 

Criant de réalisme, il projette le lecteur au plus près des errances, du désoeuvrement, de la détresse des personnages. 

L'Humain se révèle dans toute sa grandeur, sa vulnérabilité mais aussi sa cruauté. 

Page après page, c'est un véritable raz de marée émotionnel qui nous submerge. 

Cette première rencontre avec l'auteur est un véritable coup au coeur. 

Envoûtée je suis, par sa plume engagée, magnifique, dont les envolées lyriques et poétiques insufflent grâce dans la noirceur de ce monde.

***

Permettez-moi de conclure avec cet émouvant texte écrit par Laurent Gaudé (2015) et intitulé "Regardez-les" :

Regardez-les, ces hommes et ces femmes qui marchent dans la nuit.
Ils avancent en colonne, sur une route qui leur esquinte la vie.
Ils ont le dos voûté par la peur d'être pris.
Et dans leur tête,
Toujours,
Le brouhaha des pays incendiés.
Ils n'ont pas mis encore assez de distance entre eux et la terreur.
Ils entendent encore les coups frappés à leur porte
Se souviennent des sursauts dans la nuit.

Regardez-les.
Colonne fragile d'hommes et de femmes.
Qui avancent aux aguets,
Ils savent que tout est danger.
Les minutes passent, mais les routes sont longues.
Les heures sont des jours et les jours des semaines.
Les rapaces les épient, nombreux.
Et leurs tombent dessus,
Aux carrefours.
Ils les dépouillent de leurs nippes,
Leur soutirent leurs derniers billets.
Ils leurs disent "Encore",
Et ils donnent encore.
Ils leur disent "Plus !"
Et ils lèvent les yeux ne sachant plus que donner.
Misère et guenilles,
Enfants accrochés au bras qui refusent de parler,
Vieux parents ralentissant l'allure,
Qui laissent traîner derrière eux les mots d'une langue qu'ils seront contraints d'oublier.
Ils avancent, 
Malgré tout,
Persévèrent
Parce qu'ils sont têtus.
Et un jour enfin,
Dans une gare,
Sur une grève,
Au bord d'une de nos routes,
Ils apparaissent.

Honte à ceux qui ne voient que guenilles.
Regardez bien.
Ils portent la lumière
De ceux qui luttent pour leur vie.
Et les dieux (s'il en existe encore),
Les habitent.
Alors dans la nuit,
D'un coup, il apparaît que nous avons de la chance si c'est vers nous qu'ils avancent.
La colonne s'approche,
Et ce qu'elle désigne en silence,
C'est l'endroit où la vie vaut la peine d'être vécue.
Il y a des mots que nous apprendrons de leur bouche,
Des joies que nous trouverons dans leurs yeux.

Regardez-les,
Ils ne nous prennent rien.
Lorsqu'ils ouvrent les mains,
Ce n'est pas pour supplier,
C'est pour nous offrir
Le rêve d'Europe
Que nous avons oublié.
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Je m'attends au meilleur lorsque j'ouvre un roman de Laurent Gaudé, je sais que je vais découvrir une histoire exceptionnelle servie par une plume précise et élégante.
Et pourtant je ressors chaque fois, bluffé, émerveillée, étonnée comme à une première découverte.
Après « Ecoutez nos défaites », j'ai eu envie de me replonger dans un texte plus ancien et j'ai choisi « Eldorado ».
En s'emparant du drame des migrants, l'auteur met le doigt là où ça fait mal,
mais il le fait avec respect pour chacun de ces destins brisés.
Quelle soit financière ou mentale, c'est le coeur de la misère qui emplit ces pages. On est tout autant face à une grandeur d'esprit, celle qui fait la noblesse de l'homme, que face à la stupidité aveugle qui en fait toute sa bassesse.
Même si la route et longue, la volonté et la rage des hommes à vouloir gagner leur « Eldorado » est plus forte que les supplices endurés.

"L'herbe sera grasse, dit-il, et les arbres chargés de fruits. de l'or coulera au fond des ruisseaux, et des carrières de diamants à ciel ouvert réverbèreront les rayons du soleil. Les forets frémiront de gibier et les lacs seront poissonneux. Tout sera doux là-bas. Et la vie passera comme une caresse. »

C'est un bel enseignement sur la nature humaine que j'ai lu avec passion, en me laissant porter par les mots de l'auteur, pour les images, les médias s'en chargent quotidiennement.

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Après la lecture de l'Atlas des migrations...
Cet Eldorado, d'un Laurent Gaudé à l'écriture travaillée et inspirée, m'a entraîné dans ces chemins infernaux, ces routes de misère qu'empruntent les migrants à la recherche d'un monde meilleur...
Laurent Gaudé, par sa narration sans complaisance, m'a donné littéralement envie de taper et de crier... Comme Salvatore Piracci cogne un marin lybien responsable de la mort atroce de passagers d'un cargo, abandonnés dans des canots en pleine mer mauvaise.
Combien de malheureux, chassés par la misère, l'injustice et les guerres, parviendront à passer les frontières après avoir enduré et survécu?
Au nom de qui et de quoi leur interdit-on de chercher meilleur fortune ailleurs? Eldorado a ravivé ces questions en moi... Ces choses auxquelles on évite de trop penser, tant on peut se sentir impuissant et faible devant l'ultime détresse!
Au moins, le Commandant Piracci va-t-il trouver une sorte de paix sinon un salut.
Au moins, Souleymane arrivera-t-il peut-être à passer sans faillir ni se déshonorer, de l'autre côté avec son ami Boubakar.
Depuis la parution de ce livre-coup de poing, rien n'a changé et la situation empire encore d'années en années... À se demander, parfois, si nous ne pleurons pas la bouche pleine sur d'insignifiants tracas....
Il faut lire, mais ne surtout pas oublier l'Eldorado de Laurent Gaudé.
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S'il n'est point question de chercheur d'or derrière ce titre, vous pourriez pourtant bien tomber sur une petite pépite. L'Eldorado de ce roman est celui que l'on fait miroiter aux migrants. Mais tout ce qui brille n'est pas d'or. Qu'en est-il une fois passé de l'autre côté du miroir ? Et plus encore, qu'en est-il de cette fameuse traversée ? En seulement 200 pages, Laurent Gaudé nous offre un roman d'une belle intensité, douce et sensible.


Les premiers mots sont d'une puissance évocatrice incroyable : ils nous transportent immédiatement en Sicile, dans la peau du Commandant Salvatore PIRACCI. Garde-côtes, il est chargé de récupérer les migrants qui prennent la mer pour atteindre Lampedusa. Il arrête bien sûr les bateaux avant qu'ils n'accostent et l'on découvre que, dans la plupart des cas, les passeurs payés pour assurer la traversée ont en réalité quitté le navire avant de se faire prendre, abandonnant à la dérive leur cargaison de migrants en mode sardines, qui demeurent parfois longtemps sans vivres, ni sans personne à la barre… « Cela arrive. de plus en plus souvent. Des bateaux remplis à craquer. Dans un état de vétusté totale. Jetés à la mer et qui dérivent en attendant la mort. Les passeurs se paient et abandonnent leurs clients en pleine mer. J'en ai vu d'autres de ces navires et certains sont silencieux lorsque nous les abordons, d'un silence horrible que l'on reconnaît tout de suite… » Mais Piracci est également chargé de repêcher les naufragés signalés en mer et s'il y met tant de coeur, y compris durant de fortes tempêtes, ce n'est pas tant pour les arrêter que pour les sauver. Hélas, il ramène parfois aussi des corps déjà morts, échoués sur les rives, lorsqu'il arrive trop tard. Alors son humanité, et la nôtre, en prennent un sacré coup.


L'incipit, j'y reviens un instant, nous cueille sur le marché au poisson de Catane, où habite Piracci, qui déborde de chair fraîche jusqu'à la nausée, à ne plus savoir qu'en faire : « Qu'avaient fait les habitants de Catane pour mériter pareille récompense ? Nul ne le savait. Mais il ne fallait pas risquer de mécontenter la mer en méprisant ses cadeaux. Les hommes et les femmes passaient devant les étals avec le respect de celui qui reçoit. En ce jour, encore, la mer avait donné. Il serait peut-être un temps où elle refuserait d'ouvrir son ventre aux pêcheurs. Où les poissons seraient retrouvés morts dans les filets, ou maigres, ou avariés. le cataclysme n'est jamais loin. L'homme a tant fauté qu'aucune punition n'est à exclure. La mer, un jour, les affamerait peut-être. Tant qu'elle offrait, il fallait honorer ses présents. le commandant Salvatore Piracci déambulait dans ces ruelles, lentement, en se laissant porter par le mouvement de la foule. Il observait les rangées de poissons disposés sur la glace, yeux morts et ventre ouvert. Son esprit était comme happé par ce spectacle. Il ne pouvait plus les quitter des yeux et ce qui, pour toute autre personne, était une profusion joyeuse de nourriture lui semblait, à lui, une macabre exposition. »


On présent immédiatement que l'histoire à venir pourrait tenir toute entière dans cette image, cette parabole, ce parallèle. C'est bien ce qui, après toutes ces années de service, commence à rendre notre ami Piracci de plus en plus malade : Lui qui vit, simplement parce qu'il est bien né, dans cette cité d'opulence alors que, juste à côté, chaque nuit la mer produit et recrache son quota d'hommes, de femmes et d'enfants échoués eux aussi « retrouvés morts dans les filets, ou maigres », voire « yeux morts et ventres ouverts »… Cet océan d'injustice croissante et diffuse, dans lequel il parvient difficilement à surnager lui-même plus les années l'épuisent, va recevoir la goutte d'eau qui le fera déborder, emportant Piracci dans un tsunami d'émotions incontrôlables et pas toujours bonnes conseillères. Cette goutte d'eau, c'est sa rencontre avec une migrante sauvée quelques années auparavant. Elle va aujourd'hui lui faire prendre une direction inattendue. « Comment fait-on pour obtenir ce que l'on veut lorsqu'on n'a rien ? de quelle force et de quelle obstination faut-il être ? » Parallèlement, nous suivront Soleiman, un migrant qui décide de prendre la route en payant un passeur. Mais comme presque toujours, rien ne va se passer comme prévu. « Il n'y a pas que les difficultés que nous rencontrons, l'argent à trouver, les policiers marocains, la faim et le froid. Il n'y a pas que cela, il y a ce que nous devenons. Je voudrais demander à Boubakar ce que nous ferons si, une fois passés de l'autre côté, nous nous apercevons que nous sommes devenus laids. »


Je ne vous dirai rien de plus que ce début d'histoire qui vous semble peut-être avorté, car c'est une aventure humaine qu'il vous appartient de vivre, avec vos propres bagages. Comme dans Ceux qui partent de Jeanne Benameur, et comme dans toute vie humaine, il s'agit surtout de rencontres. Mes deux seuls bémols sont que je ne saurai pas ce qui arrive à la rescapée à l'origine de cette histoire, et que j'ai trouvé le changement de vie de Piracci un peu vain pour être crédible et me convaincre tout à fait : je ne suis pas parvenue à le comprendre viscéralement mais seulement à le toucher du doigt. Mais il sert si bien la fin que je reste sur une bonne impression. Une âme à la dérive qui part à la rencontre de corps à la dérive… Deux vies qui vont se croiser puisque chacun fait le chemin dans le sens inverse de l'autre, à la recherche de ce que possède l'autre. Car oui, même lorsqu'on semble tout avoir, il peut nous manquer l'essentiel. Que possède le migrant que n'a pas ou plus le commandant, et dont il prend conscience lors de sa rencontre au marché ? J'admire dans ce roman ce que j'admirais déjà dans le Passeur de Stéphanie Coste, à la fois plus violent et plus poétique (je vous mets le lien en bas) : Ce que d'autres ne pourraient faire qu'en 500 pages, Laurent Gaudé le transmet en si peu : les routes poussiéreuses, les campements clandestins, les descentes de police, les barbelés des frontières et les noyades, les cas de conscience, les superstitions… On vit plusieurs vies dans ce roman qui invite à l'empathie plus qu'à la condamnation.


« Pendant vingt ans il avait mené une vie qui lui convenait. Il allait prendre une autre direction et il sentait qu'il serait tout aussi juste dans cette nouvelle existence. Dans combien de vies peut-on être ainsi soi-même ? Dans combien d'existences qui n'ont rien à voir les unes avec les autres et sont peut-être même antinomiques ? »

Lien : https://www.babelio.com/livr..
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