S'il n'est point question de chercheur d'or derrière ce titre, vous pourriez pourtant bien tomber sur une petite pépite. L'
Eldorado de ce roman est celui que l'on fait miroiter aux migrants. Mais tout ce qui brille n'est pas d'or. Qu'en est-il une fois passé de l'autre côté du miroir ? Et plus encore, qu'en est-il de cette fameuse traversée ? En seulement 200 pages,
Laurent Gaudé nous offre un roman d'une belle intensité, douce et sensible.
Les premiers mots sont d'une puissance évocatrice incroyable : ils nous transportent immédiatement en Sicile, dans la peau du Commandant Salvatore PIRACCI. Garde-côtes, il est chargé de récupérer les migrants qui prennent la mer pour atteindre Lampedusa. Il arrête bien sûr les bateaux avant qu'ils n'accostent et l'on découvre que, dans la plupart des cas, les passeurs payés pour assurer la traversée ont en réalité quitté le navire avant de se faire prendre, abandonnant à la dérive leur cargaison de migrants en mode sardines, qui demeurent parfois longtemps sans vivres, ni sans personne à la barre… « Cela arrive. de plus en plus souvent. Des bateaux remplis à craquer. Dans un état de vétusté totale. Jetés à la mer et qui dérivent en attendant la mort. Les passeurs se paient et abandonnent leurs clients en pleine mer. J'en ai vu d'autres de ces navires et certains sont silencieux lorsque nous les abordons, d'un silence horrible que l'on reconnaît tout de suite… » Mais Piracci est également chargé de repêcher les naufragés signalés en mer et s'il y met tant de coeur, y compris durant de fortes tempêtes, ce n'est pas tant pour les arrêter que pour les sauver. Hélas, il ramène parfois aussi des corps déjà morts, échoués sur les rives, lorsqu'il arrive trop tard. Alors son humanité, et la nôtre, en prennent un sacré coup.
L'incipit, j'y reviens un instant, nous cueille sur le marché au poisson de Catane, où habite Piracci, qui déborde de chair fraîche jusqu'à la nausée, à ne plus savoir qu'en faire : « Qu'avaient fait les habitants de Catane pour mériter pareille récompense ? Nul ne le savait. Mais il ne fallait pas risquer de mécontenter la mer en méprisant ses cadeaux. Les hommes et les femmes passaient devant les étals avec le respect de celui qui reçoit. En ce jour, encore, la mer avait donné. Il serait peut-être un temps où elle refuserait d'ouvrir son ventre aux pêcheurs. Où les poissons seraient retrouvés morts dans les filets, ou maigres, ou avariés. le cataclysme n'est jamais loin. L'homme a tant fauté qu'aucune punition n'est à exclure. La mer, un jour, les affamerait peut-être. Tant qu'elle offrait, il fallait honorer ses
présents. le commandant Salvatore Piracci déambulait dans ces ruelles, lentement, en se laissant porter par le mouvement de la foule. Il observait les rangées de poissons disposés sur la glace, yeux morts et ventre ouvert. Son esprit était comme happé par ce spectacle. Il ne pouvait plus les quitter des yeux et ce qui, pour toute autre personne, était une profusion joyeuse de nourriture lui semblait, à lui, une macabre exposition. »
On
présent immédiatement que l'histoire à venir pourrait tenir toute entière dans cette image, cette parabole, ce parallèle. C'est bien ce qui, après toutes ces années de service, commence à rendre notre ami Piracci de plus en plus malade : Lui qui vit, simplement parce qu'il est bien né, dans cette cité d'opulence alors que, juste à côté, chaque nuit la mer produit et recrache son quota d'hommes, de femmes et d'enfants échoués eux aussi « retrouvés morts dans les filets, ou maigres », voire « yeux morts et ventres ouverts »… Cet océan d'injustice croissante et diffuse, dans lequel il parvient difficilement à surnager lui-même plus les années l'épuisent, va recevoir la goutte d'eau qui le fera déborder, emportant Piracci dans un tsunami d'émotions incontrôlables et pas toujours bonnes conseillères. Cette goutte d'eau, c'est sa rencontre avec une migrante sauvée quelques années auparavant. Elle va aujourd'hui lui faire prendre une direction inattendue. « Comment fait-on pour obtenir ce que l'on veut lorsqu'on n'a rien ? de quelle force et de quelle obstination faut-il être ? » Parallèlement, nous suivront Soleiman, un migrant qui décide de prendre la route en payant un passeur. Mais comme presque toujours, rien ne va se passer comme prévu. « Il n'y a pas que les difficultés que nous rencontrons, l'argent à trouver, les policiers marocains, la faim et le froid. Il n'y a pas que cela, il y a ce que nous devenons. Je voudrais demander à Boubakar ce que nous ferons si, une fois passés de l'autre côté, nous nous apercevons que nous sommes devenus laids. »
Je ne vous dirai rien de plus que ce début d'histoire qui vous semble peut-être avorté, car c'est une aventure humaine qu'il vous appartient de vivre, avec vos propres bagages. Comme dans
Ceux qui partent de
Jeanne Benameur, et comme dans toute vie humaine, il s'agit surtout de rencontres. Mes deux seuls bémols sont que je ne saurai pas ce qui arrive à la rescapée à l'origine de cette histoire, et que j'ai trouvé le changement de vie de Piracci un peu vain pour être crédible et me convaincre tout à fait : je ne suis pas parvenue à le comprendre viscéralement mais seulement à le toucher du doigt. Mais il sert si bien la fin que je reste sur une bonne impression. Une âme à la dérive qui part à la rencontre de corps à la dérive… Deux vies qui vont se croiser puisque chacun fait le chemin dans le sens inverse de l'autre, à la recherche de ce que possède l'autre. Car oui, même lorsqu'on semble tout avoir, il peut nous manquer l'essentiel. Que possède le migrant que n'a pas ou plus le commandant, et dont il prend conscience lors de sa rencontre au marché ?
la volonté, l'envie de vivre. Un but. J'admire dans ce roman ce que j'admirais déjà dans
le Passeur de
Stéphanie Coste, à la fois plus violent et plus poétique (je vous mets le lien en bas) : Ce que d'autres ne pourraient faire qu'en 500 pages,
Laurent Gaudé le transmet en si peu : les routes poussiéreuses, les campements clandestins, les descentes de police, les barbelés des frontières et les noyades, les cas de conscience, les superstitions… On vit plusieurs vies dans ce roman qui invite à l'empathie plus qu'à la condamnation.
« Pendant vingt ans il avait mené une vie qui lui convenait. Il allait prendre une autre direction et il sentait qu'il serait tout aussi juste dans cette nouvelle existence. Dans combien de vies peut-on être ainsi soi-même ? Dans combien d'existences qui n'ont rien à voir les unes avec les autres et sont peut-être même antinomiques ? »
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