À HUIT GRANDS POËTES
Qui buvaient ensemble
Selon Thou-Fou.
À Tchi-Tchan.
Tchi-Tchan, ton cheval est parti plus vite qu’un navire sous un bon vent, et ses mouvements onduleux imitaient le balancement des vagues.
Quand ton regard tombait à terre, tu reconnaissais à peine les objets, comme si tu avais ouvert les yeux au fond de l’eau ;
Et tu es arrivé promptement pour boire avec tes amis.
À Ouan-Tié.
Ouan-Tié, je te conseille de rester toujours dans la ville de Ju-Ian ;
C’est là que se trouve le meilleur vin en si grande abondance qu’on croirait qu’il y en a un lac naturel ;
Et c’est là seulement que tu trouves assez de vin pour apaiser ta grande soif.
À Tso-Sian.
Tso-Sian, le vin tombe toujours de ta tasse dans ta bouche comme un torrent dans un lac.
Ton gosier est pareil au lit d’un fleuve qui coulerait entre deux montagnes, et ton ventre est l’océan où se jette le fleuve.
Tu bois le vin comme les poissons respirent l’eau : jamais les poissons n’ont trop d’eau, et ton grand esprit n’a jamais trop de vin.
À Tsoui-Tchou-Tchi.
Tsoui-Tchou-Tchi, ta tasse est beaucoup plus grande que celle des autres.
Lorsque tu renverses la tête pour boire en montrant le blanc de tes yeux, tu as le temps de voir s’il y a des nuages sur le ciel.
Ton visage est blanc comme la mousse des vagues, et tu as l’air d’un arbre de jade que le vent traverse,
Quand le vin parfumé passe entre tes lèvres.
À Li-Taï-Pé.
Li-Taï-Pé, tu soulèves ta tasse, et avant de la reposer sur la table tu as fait cent poëmes.
Tu demandes d’autre vin, mais le marchand est couché, et il n’y a plus de vin chez lui.
Le Fils du Ciel, qui passe dans son navire, te prie de venir près de lui ; mais toi : « Je n’aime pas les nobles, et nous sommes là huit amis. »
Je sais que tu trouves dans le vin la félicité des Sages immortels ; mais je ne le dirai pas.
À Tsou-Tié.
Tsou-Tié, tu loges dans la grande pagode ; jamais tu ne manges de viande, et tu ne bois de vin qu’avec modération ;
Mais tu aimes la société des poëtes, quoique tu ne fasses pas de vers, et chacune de tes paroles est une poésie.
À Tan-Jo-Su.
Tan-Jo-Su, après que tu as bu trois tasses tu commences à méditer ;
Contre les rites, tu retires ton chapeau et tu te mets à écrire ;
Et les caractères apparaissent si rapidement sur le papier que l’on dirait voir de la fumée s’échapper de ton pinceau.
À Tio-Soui.
Tio-Soui, déjà tu as bu cinq tasses, et tu n’écris pas de vers.
Tes paroles bruyantes réveillent tes amis de leur rêverie comme le vent écarte un nuage.
Déjà ils se lèvent de leurs siéges. Cesse de boire, toi qui bois depuis si longtemps ; car il faut décidément partir d’ici.
LA FEUILLE BLANCHE
Tchang-Tsi
La tête dans ma main, je regarde la feuille de papier,
qui reste blanche, depuis que je suis là.
Je regarde aussi l’encre, qui se sèche, au bout de mon pinceau.
Mon esprit semble dormir ;
est-ce que mon esprit ne se réveillera pas ?
Je m’en vais, dans la plaine toute chaude de soleil,
et je laisse mes mains traîner sur les hautes herbes.
D’un côté, je vois la forêt veloutée ;
de l’autre, les montagnes gracieuses, poudrées par la neige,
et à qui le soleil met du rouge.
Et je regarde aussi la marche lente des nuages,
et je m’en reviens, poursuivi par l’éclat de rire des corbeaux,
M’asseoir, devant la feuille de papier,
qui demeure blanche, sous mon pinceau.
EN ALLANT À TCHI-LI
Selon Tse-Tié.
Je me suis assis au bord de la route, sur un arbre renversé, et j’ai regardé la route qui continuait à s’en aller vers Tchi-Li.
Ce matin le satin bleu de mes souliers brillait comme de l’acier, et l’on pouvait suivre le dessin des broderies noires.
Maintenant mes souliers sont cachés sous la poussière.
Quand je suis parti, le soleil riait dans le ciel, les papillons voltigeaient autour de moi, et je comptais les marguerites blanches répandues dans l’herbe comme des poignées de perles.
Maintenant c’est le soir, et il n’y a plus de marguerites.
Les hirondelles glissent rapidement à mes pieds, les corbeaux s’appellent pour se coucher, et je vois des laboureurs, leur natte roulée autour de la tête, regagner les prochains villages.
Mais moi j’ai encore une longue route à parcourir.
Avant d’arriver à Tchi-Li, je veux composer une pièce de vers, une pièce de vers triste comme mon esprit sans compagnon,
Et dans un rhythme difficile, dans un rhythme très-difficile, afin que la route d’ici à Tchi-Li me paraisse trop courte.
SUR LES BALANCEMENTS D’UN NAVIRE
Vu de la province de l’Ouest
Selon Sou-Tong-Po.
Une vapeur bleue l’enveloppe comme une gaze légère, et une dentelle d’écume l’entoure, semblable à un rang de dents blanches.
Le soleil lentement s’élève en souriant à la mer, et la mer semble une grande étoffe de soie brodée d’or.
Les poissons viennent souffler à la surface des globules qui sont autant de perles brillantes, et les flots clairs bercent doucement le Bateau des Fleurs.
Mon cœur se tord de douleur en le voyant si éloigné de moi et retenu au rivage par une corde de soie.
Car c’est là que fleurissent les fleurs les plus éclatantes, c’est là que le vent est parfumé et que demeure le printemps.
Je vais chanter une chanson en vers, marquant la mesure avec mon éventail, et la première hirondelle qui passera, je la prierai d’emporter là-bas ma chanson.
Et je vais jeter dans la mer une fleur que le vent poussera jusqu’au navire.
La petite fleur, quoique morte, danse légèrement sur l’eau ; mais moi je chante avec l’âme désolée.
LA FLEUR DE PÊCHER
Selon Tse-Tié.
J’ai cueilli une petite fleur de pêcher et je l’ai apportée à la jeune femme qui a les lèvres plus roses que les petites fleurs.
J’ai pris une hirondelle noire et je l’ai donnée à la jeune femme dont les sourcils ressemblent aux deux ailes d’une hirondelle noire.
Le lendemain la fleur était fanée, et l’oiseau s’était échappé par la fenêtre du côté de la Montagne Bleue où habite le Génie des fleurs de pêcher ;
Mais les lèvres de la jeune femme étaient toujours aussi roses, et les ailes noires de ses yeux ne s’étaient pas envolées.
Judith GAUTIER – la Pionnière du japonisme en France (France Culture, 1993)
Une émission des "Chemins de la connaissance", par Nathalie Triandafyllidès, diffusée le 30 juin 1993 sur France Culture. Présences : Denise Brahimi et Jean-Pierre Bihr. Lecture : Jean Bollery et Kazué Mathon.