L'intrigue pourrait être résumée rapidement : un Narrateur – jamais nommé – retrouve la trace d'un ami d'enfance qu'il croyait mort dans les tranchées de la Grande Guerre, mais il le retrouve sous l'identité d'un homme de lettres et juriste allemand, son ami ayant perdu la mémoire et son identité. Les autorités militaires allemandes ont trouvé cet homme blessé sans plaque d'identité, et lui ont attribué une identité allemande, Siegried
Kleist, le prénom du héros germanique par excellence, ce géant blond des mythes, et
Kleist, du nom du poète romantique. Dans son nom même, cet homme nouveau doit incarner la culture et l'art allemands.
Cet apparent drame personnel n'est cependant pas le coeur du roman. On ne saura rien des pensées intimes de Forestier / Siegfied, il n'y a pas de focalisation interne sur lui. Les rapports entre lui et le Narrateur ne sont d'ailleurs qu'effleurés, on ne sait pas trop pourquoi le Narrateur lui est si attaché. On ne lit donc pas un roman épique sur la guerre, ni un roman historique, ni vraiment un roman d'amitié sentimental.
Non, ce qu'a perdu le Narrateur et qu'il veut retrouver, ce n'est pas tellement son ami, c'est l'Allemagne, c'est la culture allemande. Lui qui a passé l'agrégation d'allemand, qui a vécu en Allemagne, qui a des amis allemands et a eu des amies allemandes, il a été séparé du pays et du peuple qu'il aimait par la guerre et l'après-guerre. Et c'est là où il faut s'accrocher, j'avoue avoir été perdue par les très nombreuses références littéraires, poétiques, artistiques à la culture allemande. La thématique est donc passionnante, avec des thématiques comme la reconstruction diplomatique, la revanche, la paix, l'identité nationale... Une des grandes questions est donc : « qu'est-ce qu'une nation ? Qu'est-ce qu'une identité ? ». Et c'est ce que suggère le titre avec son antithèse entre Siegfried et le « Limousin », la « petite patrie » du Narrateur » à laquelle il est attachée sentimentalement, car c'est le lieu d'où vient son père, le paysage où il a grandi et où se déroule tous ses souvenirs d'enfance entre partie de pêche entre amis, baignades dans la rivière, cour d'école...
Il est aussi étrange de voir que ce roman a été écrit en 1922, quand nous, lecteurs, connaissant la suite de l'histoire : il met en scène un coup d'état à Munich, insiste sur les conséquences négatives du traité de Versailles, montre l'antisémitisme d'une partie de la population... Et, surtout, il montre l'influence de la propagande à tous les niveaux de la société, partout et pour tous, qui entretient un esprit de revanche et un climat de haine – de chaque côté.
Un hymne à la culture allemande, à la réconciliation entre les peuples, mais le message est très – trop appuyé, la thèse prend le dessus sur le romanesque et l'intrigue qui n'apparaît que comme un prétexte. Ce n'est donc pas facile à lire, le rythme est très lent, mais c'est beau.