Nous voici quand le retour du passé devient "l'avenir sombre", telle une dystopie à l'envers devenant par la même une uchronie, un «non-temps», non parce qu'il n'existe pas mais parce qu'en fusionnant le passé, présent et futur, ce "tous les temps" devient paradoxalement une absence de temps.
Ce premier attrait rapidement perçu se double très vite d'une épaisseur supplémentaire quand on découvre dès les premières pages que se mêlent dans ce "tous les temps" aussi bien des personnages réels que des personnages fictifs créés par l'auteur lui-même, donnant alors la sensation au lecteur d'un palais des glaces vertigineux où aucune certitude n'est possible et où il est impossible de savoir ce qui est réel ou reflet.
Les temps disloqués et la fiction devenant réelle - la réalité devenant fiction - entraînent une réflexion foisonnante sur le temps, la définition du passé, la vieillesse (faite de "longues manoeuvre solitaires, attente" "entre l'horloge et le lit" comme le titre de cet autoportrait peint par Munch" p67), la perte de mémoire, la mort,
L Histoire, savamment teintée d'une parfaite mélancolie nostalgique.
Entre Vienne et Zurich - "une ville aussi calme qu'un cimetière" où "y ont trouvé l'ennui Canetti, Joyce,
Dürrenmatt, Frisch et même
Thomas Mann"(p33) et où "deux découvertes du XXe siècle liées précisément au temps ont eu lieu ici, justement, en Suisse: la théorie de la relativité d'Einstein et
La Montagne magique de
Thomas Mann"(p35); entre le 1er septembre 1939 à Londres avec les carnets d'
Auden "Uncertain and afraid" à l'invasion de la Pologne, quand le quotidien se transforme en Histoire, ou un autre 1er septembre à New York, on se retrouve auprès de notre narrateur romancier, ce "je" sans nom à rechercher dans les époques et les lieux son personnage Gaustine qu'il a lui-même imaginé - ce dernier se moquant ironiquement des difficultés à être retrouvé par celui qui l'inventa - et avec qui il se retrouve finalement à fonder "la première clinique à produire du passé"(p54).
On suit les reconstitutions par étage de décennies à destination des "patients à la mémoire en train de disparaître, Alzheimer, démences", "pour tous ceux qui vivent uniquement dans le présent de leur passé" (p51) ainsi que les questionnements divers sur l'existence de date de péremption pour le passé (p48) ou de savoir si "le passé n'est pas seulement ce qui nous est arrivé. Parfois, c'est ce qu'on n'a fait qu'inventer" (p55) - la Suisse par exemple étant "le village bulgare idéal" de l'enfance du narrateur "tel qu'il n'avait jamais existé" (p154).
Au-delà de considérations très pragmatiques pour un collectionneur de passé comme le fait "qu'il n'y ait pas de machine à mémoriser les odeurs" (p59), des récits et des réflexions s'enchaînent: sur ceux qui n'ont pas "d'affinités avec l'avenir", l'avenir radieux résonnant "de manière si lointaine et vide" (p71), sur des réclames dans les journaux jaunis qui sont comme une porte d'entrée dans le passé ou encore sur la force d'attraction du passé s'appuyant sur l'Odyssée, jugeant que "la nostalgie est le vent qui gonfle les voiles d'Ulysse", rentré pour le souvenir de la fumée qui s'élève de la cheminée et dont on pourrait imaginer une fin tragique d'être auprès de Pénélope sans plus se souvenir de son nom (p128), témoignant de la vie "pire que les voleurs de grands chemins" qui nous vole peu à peu notre mémoire (p131); ou enfin, sur le fait que les hommes sont "des fabriques de passé", "des machines vivantes de passé" (p132), sur le fait que le passé n'existe qu'au singulier (p146) ou encore sur les questions de savoir si le passé meurt, s'il peut être volé, recyclé…
Après Zurich, d'autres établissements prennent vie ailleurs, en Bulgarie ou dans différents pays, les étages se multiplient, années 1960, années 1940 et 1950…et même années 1970, les pertes de mémoire affectant des personnes de plus en plus jeunes. Vient ensuite l'évocation de la construction d'une "ville entière dans le temps" (p98) afin d'éviter la brutalité douloureuse de n'entrer que temporairement en régime de réminiscence, éviter les ruptures jusqu'à l'échappée d'un homme qui pense que le monde réel est une sorte d'expérimentation du futur, le passé étant devenu son réel. Les cliniques commencent à s'ouvrir aux proches des patients, puis la possibilité d'y rester est proposée afin d'"ouvrir du temps pour tous", comme "ouvrir une fenêtre dans le temps pour que les malades y vivent" (p115). Puis, ils envisagent même leur établissement pouvant aller jusqu'à un Etat entier, à des fins thérapeutiques en créant pour leur patients "un espace synchronisé avec leur temporalité intérieure", un "abritemps" (p51), un droit "au souvenir du bonheur" (p52).
Peu à peu, le passé se transforme "en baleine blanche" que l'on poursuit "avec la passion aveuglante d'Achab" (p134) et "c'est alors que le passé partit à la conquête du monde" (p139), se transmettant "d'homme à homme comme une épidémie", et "insensiblement, les gens en habits traditionnels commencèrent à conquérir les villes" (p140) et un "référendum pour le passé" se met en place en Europe (du verbe re-fero en latin, "qui veut dire "faire revenir en arrière" -"le retour en arrière était engagé par le mot même" p149). Des laitiers reviennent avec leurs bouteilles sur le perron, des meetings s'affrontent une semaine avant le vote, et la Bulgarie se ferme comme un piège qui claque (p247), frontières fermées, perquisitions inattendues, un abonnement à l'Oeuvre ouvrière (p247) et la population "commence à s'adapter incroyablement vite" tandis que " les citoyens incrédules qui vivent encore en suivant une inertie démocratique …remplissent peu à peu les maisons d'arrêts" (p249).
"Les Etats heureux se ressemblent tous, les Etats malheureux le sont chacun à sa façon, comme il est écrit" (p254) et effectivement, "aucune nation" ne veut "renoncer à son malheur", "le pétrole de la mélancolie est leur unique ressource inépuisable". "Le bonheur n'entre pas dans les manuels d'Histoire", "le bonheur n'est que pour les abécédaires et manuels de conservation en langue étrangère, et encore, pour débutants", "avec le bonheur, on ne forge pas d'épées, c'est un matériau fragile, cassant" (p255), "on ne peut mobiliser une armée sous les bannières du bonheur"…et voilà que pour la première fois, "le moment était venu de choisir un bonheur". (p256).
Et notre narrateur nous fait alors le compte-rendu et nous explique les résultats des choix des décennies à travers l'Europe, de 1980 pour la France aux années 1970 pour les pays scandinaves, dessinant la nouvelle carte du temps, avant de terminer par une dernière partie s'ouvrant sur "la boîte était ouverte…" (p293) où tel un final de feux d'artifice, le roman enchevêtre réel et fictif, mise en scène et fait historique, boucles de temps et bribes de souvenirs pour s'achever à la dernière page sur l'inéluctable, qui laisse un lecteur comme échoué après un long voyage sur mille plages à mille époques…
En somme, un brillant moment de lecture, au léger parfum délicieux de soufre d'un "Maître et Marguerite" ou d'un livre qu'on ne se souvient pas d'avoir lu mais qu'on avait adoré…