« On nous oblige à rester proches, toujours joignables, et pourtant je me sens à la périphérie de tout » voilà comment je pourrais résumer ce livre, du moins résumer le message principal de la narratrice.
Ce livre analyse au scalpel la façon d'être à la périphérie de tout, tout le temps, où qu'elle soit, d'une femme célibataire et sans enfant d'une quarantaine d'année, entre deux âges, professeur de lettres en Italie…au bureau, sur le trottoir, dans les commerces, au restaurant, sur une place, avec ses ami.e.s, au théâtre, en salle d'attente, à la librairie, absolument partout, chaque petit chapitre, indépendant des autres, met en lumière une facette de cette solitude en nous partageant des moments de vie.
Etre à la périphérie de tout, c'est penser tout en étant avec les autres, laisser vagabonder son esprit, être ailleurs tout en étant là. Présente de corps mais absente d'esprit. C'est être observatrice des autres sans être pleinement actrice.
Etre à la périphérie de tout, c'est ne pas vivre une vie « normale » aux yeux de la société, c'est-à-dire avec mari et enfants, voire, comble de la réussite, avec maison principale et maison secondaire. C'est vivre seule avec ses livres et ses habitudes. C'est aller au théâtre seule en rasant les murs. Manger et dormir seule à la lisière d'une table, aux franges d'un lit. C'est être l'oreille vers laquelle se confier lorsque les amies sont lasses de leur vie si normale, presque à l'envier d'être si indépendante et maitre de son temps.
Etre à la périphérie de tout c'est ne pas aimer les bonheurs simples partagés par tous, comme le printemps : « le vert perçant des arbres, les premières pêches du marché, les jupes évasées et légères des femmes de mon quartier m'emplissent de chagrin. Toutes ces choses renvoient seulement à des pertes, des trahisons, des déceptions. Je n'aime pas, au réveil, me sentir inéluctablement poussée vers l'avant ».
Etre à la périphérie de tout c'est trouver les autres toujours plus beaux, plus forts, plus confiants en eux : « Je la regarde traverser la place à vélo. Elle pourrait être ma fille, elle a trente ans de moins que moi. Et pourtant c'est déjà une femme, d'une beauté désarmante, une jeune fille qui sourit en parlant, comme pour signifier à quel point elle va bien. Tout le contraire de moi au même âge, qui étais encore une enfant empotée incapable de se trouver un fiancé. Je l'envie, je ne peux pas m'empêcher de regretter ma jeunesse mal en point, dépourvue de toute transgression ».
Mais surtout, surtout, être à la périphérie de tout, c'est ne pas réussir à s'affranchir de l'emprise de ses parents, de sa mère ici en l'occurrence : « Si je disais à ma mère que j'aime être seule et me sentir maîtresse de mon temps et de mon espace, malgré le silence, malgré les lumières que je n'éteins pas en sortant de chez moi, ni même la radio, elle me regarderait sans y croire, elle dirait que la solitude est un manque, rien d'autre. Inutile de tenter de la convaincre, elle n'est pas sensible aux petites satisfactions que, de mon côté, je réussis à rogner. Malgré son attachement pour moi, mon point de vue ne l'intéresse absolument pas, et c'est ce rejet qui m'enseigne ce qu'est la vraie solitude».
Il ne s'agit pas d'un roman, pas de nouvelles non plus, pas d'un journal intime, mais plutôt d'un non roman pour une anti-héroïne, juxtaposition de scènes de vie, de pensées, de faits, de souvenirs, annotés avec finesse dans de petits carnets que personne ne lira, jamais. Des scènes de la vie quotidienne, ordinaires, sans aspérités, ses déambulations qu'elle prend soin de consigner pour exister, pour ne pas sombrer, pour se sentir vivante, malgré tout. Cela me fait un peu penser aux
proses apatrides de
Julio Ramon Ribeyro dans lesquelles je picore depuis quelques jours.
L'écriture est sans fioriture, sans lyrisme, précise et élégante. Certains passages sont même troublants de beauté, telles des fulgurances. Je n'ai hélas pas réussi à m'attacher à ce personnage féminin, sans doute trop écorchée, mais je sais au fond de moi que si j'avais lu ce livre il y a vingt ans, il aurait sans aucun doute trouvé un écho bien plus fort en moi. Néanmoins, chaque chapitre est comme un aplat de couleurs qui, au fur et à mesure de la lecture, donne un tableau d'une belle profondeur. Un tableau élégant, troublant et délicat. Quelque chose de hors norme. Et surtout de sincère. Sans fard ni faux-semblants.
Merci à Zakuro de m'avoir donné envie de lire ce livre, sans parler de la magnifique couverture bleutée qui m'a littéralement tendu la main.