A un moment ou un autre, tous les monstres ont demandé à Sylvie quel effet cela fait de passer inaperçu. Ce que cela fait, en vrai. Elle sait qu’ils veulent l’entendre dire que c’est merveilleux, parce que passer inaperçu est leur rêve, mais ils veulent aussi l’entendre dire combien c’est étrange, et même désagréable, parce que c’est un rêve qu’ils ne réaliseront jamais. En vérité, c’est les deux. D’une part, Sylvie adore la sensation d’être comme tout le monde, ou plutôt comme personne en particulier. D’autre part, c’est quand elle passe pour ne pas en être un que son sentiment d’être un monstre est le plus fort.
Elle a la nostalgie de ses yeux. Elle l’a avoué à sa mère récemment, qui a répondu :
« Ils avaient pourtant un côté sans vie. Quand il clignait des yeux, je te jure que j’entendais le déclic de ses paupières. »
- on peut les voir? demanda la fillette.
- Voir quoi?
- Tes jambes.
- ma mère a dit que je n'avais pas le droit.
- C'est là qu'elles sont? " s'enquit une deuxième fillette, endésignant l'endroit où Sylvie tenait sa gamelle.
cette fillette avait des yeux méchants et de longues dents.
Il lui fallut des semaines pour cesser de pleurer. Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi elle, Marie et les autres monstres étaient vivants, et un bébé parfaitement formé était mort. Dès l’instant où elle avait posé ses yeux sur l’enfant, elle avait pensé que ce n’était pas grave d’être difforme si la difformité devait exister pour qu’il y ait une telle perfection. La mort de Sue la laissa détraquée.