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EAN : 9782253245308
327 pages
Le Livre de Poche (06/03/2024)
4.31/5   596 notes
Résumé :
Les filles japonaises envoyées aux US et canada pour se marier sur photo de leur futur epoux; Arrivée très différente, le mari n'a rien a voir avec photo ni avec la situation financiere annoncée. Les jap ne sont jamais vraiment intégrés surtout avec la 2me guerre mondiale. La fille Hannah est une Nisei, une fille d'immigrés japonais. Si son père l'a bercée de contes nippons, elle se sent avant tout canadienne ; alors pourquoi les autres enfants la traitent-ils de «... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (125) Voir plus Ajouter une critique
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La légende de l'ours esprit

Une photo. Un portrait de femme en kimono. Hannah est chamboulée. Elle vient de reconnaître sa mère sur ce cliché déposé sur le palier de sa porte par un inconnu.
Hannah s'est refugiée il y a plus de dix déjà dans une maison inaccessible sur les hautes terres au creux d'une vallée protégée par des montagnes aux flancs escarpés. Presque personne ne sait qu'elle vit ici.
Cette photo ravive de nombreux souvenirs qui dévalent avec la force d'un torrent démentiel sur une quiétude chèrement acquise après une vie très chaotique.
Car Hannah revient de loin, de très loin. Jack, le creekwalker qui veille sur les forêts fleuves de la Colombie-Britannique, l'a retrouvée un jour inconsciente et griffée par un animal qui n'existe que dans les légendes autochtones. Un ours blanc.
Avant de déposer cette photo, l'inconnu a attendu de longues minutes devant une porte restée close. Il est ensuite reparti en faisant la promesse de revenir dès le lendemain...

Ce roman en forme de patchwork entremêle de manière époustouflante la fresque historique avec la magie des contes et légendes.
Une histoire sauvage, imprégnée par des histoires amérindiennes et nippones fabuleuses, qui ne s'apprivoise qu'au fil des pages et qui évoque en même temps la difficile situation vécue par les Japonais et les Canadiens d'origine Japonaise au Canada durant la première partie du vingtième siècle.

Les mangeurs de nuit, petites lucioles qui illuminent les contes japonais, brillent dans ce récit telles des lanternes au milieu des ténèbres en sauvant de l'oubli ceux qui sont partis bien trop loin.
Fantastique !

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L'histoire s'ouvre sur un éventail de situations aussi disparates qu'étalées dans le temps : Hannah subit l'attaque d'un ours, Aïka aspire à un avenir radieux sur le bateau qui l'amène en Colombie britannique à la rencontre de son futur mari, tandis que Jack écoute la forêt en compagnie de son chien.

Quels liens futurs ou passés unissent ces personnages aussi différents, avec pour seul point commun le lieu qu'ils foulent de leurs pas ? Il faudra revenir sur le passé d'un pays qui, après avoir écrasé de son mépris les populations amérindiennes jusqu'à les anéantir, s'en est pris aux japonais exilés, dont la communauté a subi les mêmes pressions et s'est vu privée peu à peu de ses droits les plus élémentaires.

Tous ces destins éprouvés par les sursauts de l'Histoire, sont incarnés par des personnages extrêmement attachants, dont le courage et la pugnacité forcent l'admiration. Si les malheurs répétés les ont incités à vivre en solitaire , ils n'en restent pas moins profondément humains et respectueux de la nature, ayant compris que seul le respect n'authentifiera le pacte tacite d'entraide mutuelle qui permettra la survie.

S'y ajoute le charme des légendes amérindiennes, contées au chevet des enfants, pour le plus grand plaisir du lecteur.


L'écriture est somptueuse, les descriptions de paysage font appel à tous les sens, avec une érudition qui transparaît dans des termes pointus (pétrichor, empyreume) et les mots hérités du joual apportent un exotisme qui allège le propos.


Magnifique histoire de destins fragilisés par la folie des hommes, ce roman est une très belle découverte de cette autrice que je n'avais pas lue jusqu'ici.

304 pages L'Observatoire 4 janvier 2023
Sélection Prix Orange 2023

Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Contes des amérindiens Tsimshian d'une part et contes nippons d'autre part, Marie Charrel part à l'assaut de rêves peuplés des créatures fantastiques et d'une nature sauvage, prolifique et mystérieuse.
Dans les pas de Jack, creekwalker en Colombie-Britannique chargé du comptage du nombre de saumons dans les rivières. Des pas solitaires pour cet amoureux de la nature, qui, s'il l'écoute et la comprend mieux que personne, a des difficultés à communiquer avec les siens, en particulier sa belle-mère et son frère qu'il n'a pas réussi à dissuader de partir faire la guerre.
Des années 20 aux années 50, sur les ailes d'Aika, une picture bride, une jeune-fille japonaise de dix-sept ans, que son futur mari canadien a choisi sur une photo. Quelle humiliation à la descente du bateau de découvrir que celui qu'elle imaginait jeune et riche est en réalité un homme pauvre qui a menti sur son âge en envoyant une photo datée de quinze ans.
Ce roman raconte le destin de ces immigrés japonais, isei pour Aika (la première génération), nisei pour Hannah sa fille (la deuxième génération) en Colombie-Britannique, qui ont subi racisme, humiliations, privations de libertés.
J'ai découvert tout un pan de l'histoire qui m'était inconnu ; plus de vingt et un mille japonais et canadiens d'origine japonaise ont été internés dans des camps au Canada pendant la seconde guerre mondiale.
Ce récit s'est révélé enchanteur pour toutes les histoires et croyances transmises, en particulier celle du Moksgm'ol, l'ours esprit, ours blanc car porteur d'un gène rare, animal totem des Gitga'at, l'un des peuples tsimshian.
J'ai regretté cependant que l'autrice fasse d'inutiles allers-retours dans le passé, car s'ils ne nuisent pas à la compréhension du récit, ils l'alourdissent inutilement.
Des visions oniriques, des animaux fantastiques, une nature sublimée, des hommes perclus de violence et de haine, des femmes soumises qui se révèlent guerrières, tous les ingrédients d'un conte narré au coin du feu dans une petite maison de pierre perdue au fond des bois. Merci à Marie Charrel pour ces poétiques et terrifiantes histoires mêlant avec subtilité les petites et la grande.

« -Mon père aimait les histoires lui aussi, dit-elle après un long moment. Ma mère ne comprenait pas. Lui disait qu'elle ne les entendait pas pleurer.
-Qui ?
-Les histoires. Mon père affirmait qu'elles sont des filles du vent, pareilles à de petites fées errant dans l'immensité du ciel, perdues, jusqu'à ce qu'elles rencontrent un conteur disposé à les libérer par ses mots.
- C'est une belle histoire sur les histoires.
- Il aurait aimé celle des Tsimshian. Il est mort avant d'avoir pu me raconter toutes celles qu'il portait en lui. »
(p.190)
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Au début du XXème siècle, les “picture bride” affluent au Canada. Ces japonaises qui ont quitté leur pays et traversé l'océan dans l'espoir d'une vie meilleure, ne connaissent de leur futur mari que la photo qu'on leur a montrée et la lettre qui l'accompagnait... Comme pour Aika, nombre de ces mariages arrangés commencent ainsi par une désillusion. Choc des cultures, déracinement, mari décevant, situation misérable, le rêve s'effondre très vite pour laisser place à une réalité toute autre, dans laquelle l'intégration est presque impossible tant le racisme est omniprésent. Mais le pire est sans doute pour la génération qui suit, à laquelle appartient Hannah, née au Canada mais qui ne parvient pas à s'intégrer et ne se reconnaît pas pour autant dans la culture japonaise… Alors, quand le Japon devient l'allié des allemands dans la guerre, la peur et la haine se libèrent et les immigrés deviennent des cibles toutes trouvées. Mais, quel est le lien entre Hannah et Jack, ce creekwalker taiseux, élevé au coeur de la nature par une belle-mère amérindienne et bercé par ses légendes et ses croyances?

Pour le découvrir, il vous faudra plonger dans ce fabuleux roman qui dresse avec justesse le portrait passionnant d'une époque et d'une communauté. le sujet m'a au début fait penser au magnifique roman de Julie OtsukaCertaines n'avaient jamais vu la mer” qui décrit, à travers de nombreuses voix de femmes, la traversée de ces japonaises vers les Etats-Unis, leurs rêves, leurs espoirs et la désillusion qui s'ensuit. Mais passée cette première partie sur l'immigration, on pénètre dans un roman tout autre, plus sauvage, plus troublant, plus proche d'un récit de Jack London ou de Laura Kasischke et dans lequel les sensations et l'osmose avec la nature et avec ce qui nous entoure prennent le pas sur les mots. le roman s'ancre alors au coeur de la forêt canadienne, dans des paysages recouverts de neige et bercés par le bruit des torrents et le souffle du vent dans la cime des arbres. Une nature sublime et dangereuse, qui cache en son sein des créatures redoutables, gouvernées par leurs instincts… Un monde à la vie rude, bien souvent solitaire, mais qui offre la grâce à qui sait la recevoir.

Le texte est prenant, parfaitement rythmé par les allers retours entre les époques. On oscille sur près de 50 ans, avide de découvrir les événements qui ont conduit nos personnages à cette rencontre improbable. Les liens se tissent, les protagonistes se révèlent à nous, mais surtout à eux-mêmes. La langue de Marie Charrel est de toute beauté, ses mots vibrent et résonnent à travers les légendes et les croyances qui nous sont contés. Impossible de ne pas succomber au charme de cette mythologie, à sa puissance évocatrice et à ce qu'elle dit de ce que nous sommes. C'est beau, c'est intense et c'est avec une pointe de regrets que l'on referme cette histoire… Une magnifique découverte!
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Les mangeurs de nuit sont, dans la mythologie des Issei (ces japonais nés au Japon mais ayant émigré à l'étranger, mais c'est aussi le prénom du célèbre couturier et du cannibale qui n'ont rien à faire dans notre histoire), de grosses lucioles un peu féériques.
Elles sont, en quelque sorte, au centre du récit de Marie Charrel.
La chronologie de celui-ci s'étend de 1926 à 1956 mais, comme se serait trop facile, alors on commence "in ultima res" puis on analepse puis "in médias res" puis on analepse et ainsi de suite...mais le récit est particulièrement fluide, on se perd juste comme il faut...
Nous allons donc suivre les destins croisés de deux individus singuliers, atypiques, solitaires et parfois solaires quelque part entre Vancouver et la Grande forêt pluviale.
Sans trop rentrer dans les détails, ce serait trop dommage:
- Il y a Hannah, fille d'AÏka qui a traversé le pacifique pour rejoindre un époux dont elle n'a vu que la photo. C'est le sort de milliers de japonaises précaires(les "picture brides") qui se marient par correspondance à des immigrés japonais de Colombie britannique, supposément riches.
-Il y a Jack dont la belle-mère Ellen (qui l'a élevé) est une Gitga'at, une autochtone.
Hannah et Jack, pour des raisons différentes vont être ostracisés, stigmatisés.
Hannah connaitra la vindicte, l'exil, les camps de réfugiés : il y a eu Pearl Harbour bien sur, mais le racisme anti-"jaune" pré-existait.
Jack, orphelin de mère a un demi-frère (qui a du sang indien donc, j'espère que je ne vous ai pas perdus!) Mark. Ce dernier sera, comme beaucoup de natifs, christianisé de force dans les internats de l'horreur.
Jack est un creekwalker, un patrouilleur qui recense le nombre de saumons de sa zone de responsabilité.A la fois névrosé, autiste et timide, Il évoluera vers une symbiose sylvestre pour devenir une sorte d'anachorète de la forêt.
Evidemment Jack et Hannah vont se rencontrer, se percuter de plein fouet, et changer le tracé de leurs vies:
"Guérir serait revenir à l'état initial. On n'efface pas de telles blessures ; on plonge dedans, on s'immerge dans la douleur et l'obscurité jusqu'à les traverser. Lorsque l'on est passé de l'autre coté, seulement alors, on peut recommencer à marcher"
Marie Charrel nous livre un texte très inspiré, qui relève du "Nature writing" et de l'épopée chamanique. Il y a une sorte d'hybridation de Pete Fromm et de Nastassjia Martin.
On s'indigne bien sur de toutes ces haines xénophobes mais on s'émerveille devant ces résiliences déroutantes, semi-magiques qui tiennent beaucoup des contes et légendes indiennes et japonaises (Tsimshian et Issei donc) .
L'autrice raconte les mythes fondateurs de peuples que tout éloignent mais que tout rassemblent à l'intérieur des récits fondateurs.
C'est beau, troublant, exotique, rythmé mais il m'a manqué un poil d'émotion pour m'attacher vraiment aux protagonistes. Ce n'était d'ailleurs peut-être pas l'intention de Marie Charrel...
Hannah et Jack deviennent des personnages d'anthologie qui s'éloignent inexorablement du lecteur.
Restera le Moksgm'ol, l'ours esprit, qui prend parfois la forme d'un gros nounours blanc, fantomatique et omniscient.
Une lecture déroutante, étrangement rayonnante.
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critiques presse (3)
Actualitte
27 décembre 2023
Aux confins du chamanisme, d’une sorte de loi immuable d’appartenance au vivant, c’est une ode, un chant choral que l'autrice entonne au milieu de la nature. [...] Une vision du monde certainement très optimiste mais c’est aussi cela qui rend ce livre magnifique.
Lire la critique sur le site : Actualitte
LaCroix
31 mai 2023
Ce puissant roman raconte l’histoire d’une fille d’immigrés japonais et sa rencontre au Canada avec un homme qui perpétue les légendes autochtones.
Lire la critique sur le site : LaCroix
LeMonde
13 février 2023
Une rencontre forte doublée d’un éloge des liens entre les humains et la nature, dans un Canada où la vie des immigrés ­nippons est soumise à une rare violence.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Citations et extraits (136) Voir plus Ajouter une citation
La pluie glisse sur les plumes des oiseaux, mais imbibe le pelage des ours ; elle frappe la surface de la sœur rivière, cavalcade sur les sentes de terre, comme une enfant furieuse avant de rire aux éclats dans les mares, de tournoyer farouchement dans les flaques opportunistes puis de s’en échapper. Sous le déluge, la plupart des mammifères poursuivent leur va-et-vient avec indifférence, s'abritent où ils peuvent, s'ébrouent ; les gouttelettes ainsi projetées rejoignent d'autres perles liquides, dessinant d'infimes rigoles sur le lichen, là où la vie microscopique de la forêt célèbre les torrents dont le ciel s'épanche.
Jack écoute l'eau frapper son propre corps devenu instrument. Le doux tumulte aquatique résonne dans sa boîte crânienne, dilate sa peau, râpe contre le cuir de sa veste. Les vibrations le parcourent comme des impulsions électriques, remontent ses muscles, l'apaisent. Il ne s'appartient plus complètement. Il n'a plus de passé, plus d'avenir : il est dans l'instant. L'air vibrionne autour de lui, saturé d'humidité et de chuintements. L'énergie de la pluie irrigue chaque créature de la forêt, révélant le réseau entre elles. Dans le grand orchestre de l'averse, Jack mesure l'intensité de ces liens. Leur profondeur. Un crissement le tire de ses réflexions. Un léger infléchissement dans le champ de la forêt. Un désaccord s'installe. À ses côtés, Astrée et Buck dressent les oreilles. Eux aussi ont remarqué quelque chose. Une présence mauvaise rôde. Sous les trombes d'eau, il est incapable de distinguer quoi que ce soit, mais tout en lui se tend. Les chiens sont sur le qui-vive. Comme leur maître, ils détestent ne pas savoir à quoi ils ont affaire. Ou à qui ? Jack se relève lorsqu'un cri à glacer les sangs perce non loin, surpassant le vacarme de l'eau.
(p.70-71)
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La femme en kimono est sa mère, Aika. Les parents de celle-ci l'avaient fait poser devant un photographe de Kyoto, afin d'envoyer son portrait à un inconnu de l'autre côté de l'océan Pacifique, au Canada."Il m'a trouvée belle" avait résumé Aika le jour où elle avait montré le cliché à sa fille. L'une des rares fois où elle s'était confiée sur sa vie d'avant. "Il a proposé de m'épouser, alors j'ai pris le bateau pour le rejoindre. Voilà comment j'ai rencontré ton père. " Comme des milliers d'autres Japonaises, au début du XXe siècle. On les appelait les picture brides. Les fiancées sur photo.
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La maison des hautes terres
Juillet 1956
Il est des secrets enfouis si loin, depuis si longtemps, qu’on les imagine oubliés à jamais. Ce sont les plus dangereux. Ils jaillissent dans la douceur d’une matinée d’automne, lorsque les enfants dorment encore dans leurs draps chauds. Ils fracassent les murailles de papier patiemment échafaudées autour de soi, en soi, dans l’espoir de s’épargner la douleur. En vain. Personne n’échappe à la vie.
Hannah s’apprête à sortir cueillir quelques baies lorsqu’elle aperçoit un homme au loin, à l’orée du bois. Elle rentre aussitôt, verrouille la porte derrière elle. Personne ou presque ne sait qu’elle vit ici, sur les hautes terres. Beaucoup la pensent morte ou renvoyée au pays. En vérité, elle s’est réfugiée il y a plus de dix ans dans cette maison inaccessible, nichée au creux d’une combe cerclée de montagnes éraflées. Si éloignée du premier village que seuls quelques trappeurs téméraires connaissent son existence.
Elle tire les rideaux et observe discrètement l’inconnu depuis la fenêtre. Il traverse le champ, dépasse le cerisier de Pennsylvanie, s’arrête un instant pour regarder dans sa direction. Il porte un bagage sur le dos. Cheveux sombres, silhouette voûtée, le pas hésitant. À l’évidence, il n’est pas du coin. Vient-il pour elle ? Impossible. Aucun de ceux qui la connaissent n’a pu révéler qu’elle se cache ici. Pas après ce qu’ils ont vécu ensemble. Tu portes la marque. L’ours esprit t’a choisie.
Elle vérifie que la porte est bien verrouillée, haletante. Elle se sent soudain fragile. Exposée, malgré les épais murs de pierre de la maison. Pourquoi a-t-elle refusé le fusil qu’Edgar lui avait proposé, autrefois ? Prends-le, au cas où. Ils pourraient te trouver. Vivre seule, loin de tout secours : quelle folie ! Sa solitude volontaire lui paraît soudain absurde.
L’homme frappe à la porte. Il est arrivé vite. Elle retient son souffle, ferme les yeux, comme si cela pouvait le faire disparaître. Il frappe à nouveau, quatre coups secs. Elle s’accroupit au sol, serre les bras autour de ses jambes. Se fait toute petite. De longues minutes s’écoulent.
Elle entend l’inconnu soupirer de l’autre côté de la porte, puis murmurer quelques paroles inaudibles. Bruit de tissu froissé. Il sort quelque chose de son sac. Un vide se creuse dans sa poitrine. Un spasme traverse son corps, son esprit s’embrume… Est-ce cela que l’on appelle la terreur ? Non. C’est autre chose. La peur est une glaciation intérieure ; à cet instant, elle lutte au contraire contre le feu prenant en elle. La brûlure précédant l’intuition.

L’homme est déjà loin lorsqu’elle se ressaisit. Elle jette un œil dehors, entre les rideaux. Le ciel s’épaissit à l’horizon. Les arbres reprennent leur souffle avant l’arrivée de la nuit. Elle ouvre la porte avec prudence, soulagée d’être à nouveau seule. Une fraîcheur humide tombe sur ses épaules. L’inconnu a laissé une enveloppe sur le palier, sur laquelle il est écrit : Je reviendrai demain.
Elle la ramasse. Ses doigts tremblent lorsqu’elle en sort une petite photo en noir et blanc. Celle d’une jeune femme au visage doux, souriant légèrement. Ses cheveux noirs sont relevés dans un chignon bouffant. Ses joues portent encore les rondeurs de l’enfance. Ses yeux en amande brillent d’une lueur étonnée, presque farouche. Elle est vêtue d’un kimono traditionnel en soie sombre un peu trop grand et tient ses mains devant elle de façon peu naturelle. Crispée. Elle prend la pose.
Hannah rentre, verrouille à nouveau la porte, serre l’enveloppe contre sa poitrine. Elle n’a vu cette photo qu’une fois auparavant, il y a des années. Dans une autre vie. La femme en kimono est sa mère, Aika. Les parents de celle-ci l’avaient fait poser devant un photographe de Kyoto, afin d’envoyer son portrait à un inconnu de l’autre côté de l’océan Pacifique, au Canada. « Il m’a trouvée belle », avait résumé Aika, le jour où elle avait montré le cliché à sa fille. L’une des rares fois où elle s’était confiée sur sa vie d’avant. « Il a proposé de m’épouser, alors j’ai pris le bateau pour le rejoindre. Voilà comment j’ai rencontré ton père. » Comme des milliers d’autres Japonaises, au début du XXe siècle. On les appelait les picture brides. Les fiancées sur photo.
Une vague d’émotions déferle sur Hannah, charriant ces noms qu’elle s’évertue à oublier depuis des années pour repartir à zéro, reprendre le fil de son existence chaotique, laisser les fantômes du passé derrière elle. Mais voilà que cette image fracasse les murailles patiemment érigées en elle pour se protéger.
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La fièvre brûle dans ses yeux.
- Un crépitement, tu es sûre ? Ça ne serait pas plutôt un pétillement ?
- Si, ou alors un grésillement.
- Un grésillement ou un étincellement ?
- Non, un gazouillement. Ou peut-être un scintillement.
- Hum, c'est bien ce que je pensais. Ce sont les histoires.
- Comment ça ?
- J'en ai avalé bien trop d'un coup. Sais-tu qu'elles ressemblent à de petites fées ? Comme elles n'avaient plus de place dans mon estomac, elles se sont glissées jusqu'aux poumons. Et maintenant elles sont coincées. Le bruit que tu entends est le frottement de leurs ailes à l'intérieur de ma cage thoracique.
- Tu es malade à cause d'elles ?
- Un peu. Respirer avec des fées dans les poumons n’a rien de commode, tu imagines ? Mais je vais guérir. Tant que tu continueras à me raconter des histoires, j'irai bien.
(p.77-78)
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Écouter ? Au tout début, les deux garçons ne comprenaient pas de quoi elle parlait. Ils essayèrent encore et encore, sans succès, pendant des mois. Jusqu’au jour où ils n’eurent plus besoin de fermer les yeux pour sentir la forêt battre en eux comme un second cœur. Alors, ils entendirent les griffes de l’ours raclant l’écorce d’un épicéa centenaire. L’eau des glaciers dévalant les pierres mouchetées de lichen. Le plongeon du louveteau découvrant la rivière. Le combat entre deux mulots pour une pomme de pin. Le craquement discret de la branche réceptionnant le bond de l’écureuil. Le crépitement du bourgeon prêt à jaillir. Ces sons les emplirent. Les deux enfants vibraient. Ils étaient ancrés à la terre et libres comme le vent.
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Vidéo de Marie Charrel
Les Éclaireurs de Dialogues, le podcast de la librairie Dialogues, à Brest.
Dans cet épisode, nos libraires du rayon littérature, Julien, Rozenn, Laure et Nolwenn, vous livrent leurs premiers coups de coeurs de la rentrée de janvier 2024.
Voici les romans conseillés dans cet épisode :
La Fille de Lake Placid, de Marie Charrel (éd. Les Pérégrines) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/23109440-la-fille-de-lake-placid-marie-charrel-les-peregrines ;
Ceux qui appartiennent au jour, d'Emma Doude van Troostwijk (éd. Minuit): https://www.librairiedialogues.fr/livre/23012111-ceux-qui-appartiennent-au-jour-emma-doude-van-troostwijk-les-editions-de-minuit ; 
Du même bois, de Marion Fayolle (éd. Gallimard) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22871516-du-meme-bois-marion-fayolle-gallimard ;
Mon nom dans le noir, de Jocelyn Nicole Johnson (éd. Albin Michel) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/23047285-mon-nom-dans-le-noir-jocelyn-nicole-johnson-albin-michel ; 
Une simple intervention, de Yael Inokai (éd. Zoé) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/23113442-une-simple-intervention-yael-inokai-zoe ; 
La Langue des choses cachées, de Cécile Coulon (éd. L'Iconoclaste) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/23140391-la-langue-des-choses-cachees-cecile-coulon-l-iconoclaste ; 
Arctique solaire, de Sophie van der Linden (éd. Denoël) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/22914881-arctique-solaire-sophie-van-der-linden-denoel ; 
Kintsugi, d'Isabelle Gutierrez (éd. La Fosse aux ours) : https://www.librairiedialogues.fr/livre/23109315-kintsugi-isabel-gutierrez-fosse-aux-ours.
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