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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Livre assez paradoxal. Tout l'intérêt réside dans le style de l'auteur, dans sa manière de mener la narration à travers le prisme des personnalités de ses deux protagonistes.
Alors que leur histoire est épique en elle-même, ce n'est pas sur ce plan factuel que mise l'auteur pour faire pénétrer dans son univers africain. Il choisit deux regards, deux façons d'être, deux manières d'appréhender la vie qui vont nous narrer une seule histoire.
Quelque part, notre histoire tellement on peut se sentir concerné par les soubresauts de l'humanité partout où des intérêts s'affrontent, des sentiments s'exacerbent.
On y trouve un humour léger, presque acerbe.
S'il fallait retenir une raison de lire ce livre, ce serait le regard posé par l'auteur sur ces trajectoires individuelles prises dans le mouvement global des civilisations.
Je préférerais ne pas le faire.
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Ils sont deux. Deux hommes africains, originaires d'une contrée considérée comme à l'autre bout du monde – le terme de Zanzibar fait toujours rêver - à se retrouver en asile au Royaume Uni.

Le premier porte un faux nom. Il se fait appeler Rajab Shaaban Mahmud, porte avec lui un sac de vêtements, un coffret en acajou qui recèle un bien précieux, et il est doté d'un conseil – bon ou mauvais on le saura plus tard : en dire le moins possible, et faire semblant de ne pas parler tandis qu'il maîtrise parfaitement la langue.

Le second est un peu plus jeune. Ironie de l'histoire – et on verra pourquoi par la suite – c'est le fils du vrai Rajab Shaaban. Il est arrivé un peu plus tôt au Royaume Uni et vit en tant qu'universitaire à Londres.

Abdulrazak Gurnah va nous faire vivre dans la tête du premier : qu'est-ce qui peut en effet pousser un homme de plus de 60 ans à tout quitter pour demander l'asile dans un pays dont il ne semble même pas parler la langue ? On comprendra plus loin que, après une vie de riche commerçant, il a fait de prison et aspire à la sérénité.

Ce sera ensuite le tour de Latif, d'abord appelé comme interprète pour traduire la langue de son compatriote, et surtout bien curieux de comprendre pourquoi l'homme qui lui fait face a emprunté l'identité de son père décédé.
Car les deux hommes, sans se connaître profondément, ont de forts liens communs.

On ne dira rien de ce qui les lie, pour ne pas divulgacher aux lecteurs le plaisir de lire ce conte qu'on pourrait croire issu des mille et une nuit.
Mais surtout on aura apprécié la langue : nul doute que c'est ce qui fait la force du récit de Abdulrazak Gurnah, couronné d'un Prix Nobel bien mérité.
En lui décernant le prix Nobel de littérature à l'automne 2021 pour les dix romans qu'il a publiés depuis 1987, l'Académie suédoise en effet souhaitait récompenser une oeuvre qui explore de manière « empathique et sans compromis les effets du colonialisme et le sort des réfugiés pris entre cultures et continents ». Bien vu.

L'écriture est ample, elle prend son temps, et cherche à décrire la subtilité des liens entre les êtres, fût-ce la haine ou le ressentiment.

On croisera aussi le personnage de Bartlleby que Melville a fait naître et qui restera célèbre pour son « je ne préfère pas ». Les deux hommes connaissent cette référence, qui a quelque chose à voir avec leur histoire à tous deux.

Peu de personnages secondaires (Rachel, qui s'occupe des réfugiés, un autre homme qui aura été providentiel pour l'asile politique) mais peu importe : c'est avec beaucoup de sagesse que l'auteur nous raconte ses vies que le destin forge de toute part.

Devenu spécialiste des études postcoloniales à l'Université du Kent, à Canterbury, aujourd'hui à la retraite, Abdulrazak Gurnah s'est intéressé à des écrivains comme Wole Soyinka, Salman Rushdie ou encore Conrad nous dit-on.
C'est quoi qu'il en soit une réelle découverte pour moi : ce roman sur fond de thématique très contemporaine ne devrait laisser aucun de ceux qui se soucient de littérature indifférent.

Lien : http://versionlibreorg.blogs..
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Ce qui frappe d'abord, c'est un ton, un phrasé élégant, à la fois simple et sophistiqué qui dit les choses comme elles sont tout en prenant le soin d'aller chercher la complexité des choses derrière les apparences. E ce ton emmène le lecteur à pénétrer peu à peu l'envers du décor, les réalités cachées.
Derrière le personnage du narrateur, arrivant à soixante cinq ans au service d'immigration du Royaume-Uni avec une simple valise en main, une demande d'asile et la retenue d'un Bartleby qui "préférerait ne pas", et notamment ne pas parler anglais, c'est la figure de tous les réfugiés que dessine l'auteur, et toute la part néantisée d'eux par ceux qui les accueillent.

En choisissant une trame narrative débutant par la description minutieuse et saisissante de cette arrivée, les services d'immigration, le premier accueil, Gurnah réussit en faisant garder le silence à son personnage à nous faire pleinement entrer dans son intimité.
Alors peut-il dérouler son existence passée, montrer ce qui n'est pas perceptible par celui qui reçoit car toujours trop complexe et trop éloigné culturellement, jamais manichéen, toujours désespéré.

Un roman intelligent et bouleversant d'un auteur récemment nobelisé que je compte bien croiser de nouveau.

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Saleh Omar, un homme de 65 ans originaire de Zanzibar, vient à Londres, demander l'asile politique. Il le fait avec un passeport au nom d'un autre. Son chemin va croiser celui d'un homme venu du même pays, Latif Mahmud, le fils de l'homme dont il s'est approprié l'identité. L'histoire des deux hommes est intimement liée, et leur rencontre leur permettra de mettre à plat tout ce qu'ils ont vécu.

C'est un livre d'une grande puissance, dans tous les registres, en particulier dans l'écriture et dans la construction narrative. le livre a une trame romanesque très forte, le lecteur a envie de savoir ce qui s'est passé. L'alternance entre les deux histoires, qui paraissent prendre des chemins différents, mais qui sont très prenantes toutes les deux, est très habile. Il y a comme une sorte de grossissement progressif : dans un premier temps, nous avons quelques éléments sur la vie de Saleh Omar, relativement résumés, cohérents en soi, presque suffisants, même si l'auteur glisse quelques remarques qui laissent entendre qu'il y a plus que cela. Et au fur et à mesure, le récit se déroule, devient plus détaillé, et nous comprenons de mieux en mieux. Tout s'accompagne d'une empathie de plus en plus grande avec le personnage, qui au départ n'était pas particulièrement sympathique, mais dont nous comprenons mieux la nécessaire mise à distance.

Tout cela sur fond de l'histoire de Zanzibar, au combien compliquée. Parce que la colonisation anglaise n'a été au fond qu'un épiphénomène d'une durée relativement courte. Il y a eu d'autres occupations, des échanges culturels et commerciaux nombreux, qui ont abouti à des mélanges de populations et une culture particulière. Mais tout cela ne s'est pas passé et ne se passe pas dans l'harmonie et dans la concorde. Les rancunes sont tenaces, et les groupes jadis méprisés peuvent vouloir réparation voire vengeance. Comme les individus.

Nos deux personnages principaux n'ont d'autre choix que devenir des errants, leurs vies perdent en grande partie leur sens dans le déracinement, aucun futur n'est réellement envisageable. le retour est impossible, mais on ne les désire pas vraiment là ils ont échoué.

C'est réellement un livre magistral, très noir sans doute, mais aussi très beau, avec un art du récit, par moments presque inspiré des Mille et une nuits, mais aussi d'une grande modernité, cartographiant le monde actuel avec acuité. Très sensible malgré sa grande intelligence, mais sans aucune trace de sensiblerie.

Une très grande découverte pour moi.
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Coloré, empli d'humour et de discrètes références littéraires, ce roman est d'une beauté chamarrée, singulière, tourbillon d'encens, d'épices et de couleurs. Livre-voyage, Près de la mer emporte en Tanzanie ou plutôt à Zanzibar, entremêle les existences, les destins, aborde l'Histoire de ce pays et les influences venues d'ailleurs, évoque les tractations financières des uns, les revanches amères des autres, dans une judicieuse construction croisée (plus de détails : https://pamolico.wordpress.com/2022/06/15/pres-de-la-mer-abdulrazak-gurnah/)
Lien : https://pamolico.wordpress.c..
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Une lecture inoubliable, un chef-d'oeuvre, un monument littéraire.
Quelle écriture magnifique, subtile, puissante, avec des traits de pure poésie qui émerveillent, et des horreurs racontées en quelques mots sobres, qui serrent le coeur.
Trois chapitres nous racontent les destins liés de deux hommes exilés de Tanzanie : l'un déroule sa vie, puis c'est le tour du deuxième, et enfin leur rencontre permet à chacun de compléter les blancs de leurs histoires familiales.
Une intrigue qui semble, au début, n'être que prétexte à évoquer l'histoire de Zanzibar, ancienne place forte du commerce dans l'Océan Indien, puis livrée à la colonisation britannique, et enfin son indépendance et les exactions de gouvernements corrompus.
Mais Près de la mer, c'est beaucoup plus que cela.
À travers la destinée de ces deux familles, Gurnah nous dit sur quelles traditions et hiérarchies s'est construit l'Etat tanzanien, et nous fait sentir l'immense difficulté à "faire nation" sur la base de haines recuites, de spoliations d'héritage et de conflits d'honneur.
Ou, comme le souligne l'un des deux hommes : "Je hais les familles."
Parfaite traduction de Sylvette Gleize.
Challenge Nobel
Challenge Globe-trotter (Tanzanie)
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Un livre qui démarre comme une histoire de réfugié en Angleterre, mais qui se construit progressivement autour de deux hommes et de leur histoire familiale, quelque part près de la mer, dans la Tanzanie decolonisée d'après guerre.
L'intrigue nous emmène sur quelques dizaines d'années dans ces deux vies où l'argent, les affaires, les coups tordus, mais aussi des amitiés et des histoires d'amour à peine effleurées, se télescopent dans une ambiance à la fois nonchalante et violente.
L'écriture est subtile, la psychologie très juste, il y a de l'humour (la description d'un intérieur anglais étriqué et crasseux est savoureuse) et le choc des cultures (de)colonisés / européens est toujours en toile de fond.
Un très beau livre, qui prend son temps, sans jamais cesser de nous intéresser à toutes les détours de ces deux vies presque ordinaires.
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« Près de la Mer » est un des rares romans de Abdulrazak Gurnah a avoir été publié en français, après avoir été traduit par Sylvette Gleize (2006, Editions Galaade, 313 p). Histoires compliquées de cet auteur et de ce pays, la Tanzanie. Hélas, la maison d'édition, fondée par Emmanuelle Collas, spécialiste de l'Antiquité, l'a dirigée jusqu'à la cessation de son activité en 2017. L'auteur vient d'être couronné par le prix Nobel.

Le pays tous d'abord, c'est la réunion de l'ancien Tanganyika et de l'île de Zanzibar. Comme tout pays, il a une capitale officielle, Dodoma, située à l'intérieur du pays, mais c'est Dar es Salam, le grand port sur la côte qui forme le pôle économique. Zanzibar City est l'ancienne capitale de la grande île. Deux autres îles, Pemba et Mafia, au nord et au sud, sont rattachées au pays. Anciennement colonie allemande, le Tanganyika s'est donc réuni avec Zanzibar, qui était sous protectorat britannique, et qui servait essentiellement de réservoir d'esclaves pour le sultanat d'Oman. le premier président de la nouvelle république, en 1964, Julius Nyerere essaye de mettre en place un régime, plutôt socialisant, avec une société égalitaire et un gros effort sur l'éducation. Des communautés villageoises, les Ujamaas, sont organisées sur des principes collectivistes. le développement se fait non sans mal, avec des déplacements de population à la chinoise. Nyerere se retire en 1985. Des nouvelles élections ont lieu et actuellement le pays est dirigé par l'ancienne vice-présidente, Samia Suluhu depuis mars 2021. le pays a deux langues officielles, l'anglais et le swahili. Tout comme la culture qui est sous influence allemande, avec des chrétiens luthériens, des animistes et des musulmans, ces derniers étant notamment à Zanzibar. La découverte et l'exploitation d'hydrocarbures apportent une certaine richesse au pays.
On comprend donc que la vie de Abdulrazak Gurnah n'a pas toujours été facile, puisque né sur l'île de Zanzibar, il appartient à une communauté arabe persécutée. Il part à 18 ans pour l'Angleterre, change de langue en passant du swahili à l'anglais, langue de son écriture. Il obtient un doctorat à Université of Kent avec une thèse « Criteria in the Criticism of West African Fiction ». Une dizaine d'ouvrages publiés, dont trois traduits, qui traitent tous de ses thèmes préférés : l'appartenance, le déracinement et les migrations, suite au colonialisme, ainsi que de la mémoire.
« Près de la Mer » raconte l'histoire de Saleh Omar, originaire de Zanzibar, qui se présente à la douane à Gatwick, à sa descente d'avion avec un faux passeport. « Je suis un réfugié, un demandeur d'asile. J'ai débarqué à l'aéroport de Gatwick en fin d'après-midi le 23 novembre de l'an dernier ». le passeport est au nom de son ancien ennemi Rajab Shaaban Mahmud, le propriétaire de Hussein, un marchand persan qui l'a floué.

Tout commence avant la réunification du pays. Omar Saleh, trente et un ans est propriétaire d'une entreprise de meubles prospère. Il se lie d'amitié avec Hussein, un marchand marin de Bahreïn sans scrupules. Omar accepte de lui prêter une grosse somme d'argent, en échange de quoi on lui donne en garantie les titres de propriété de la maison de Rajab Shaaban Mahmud, le propriétaire de Hussein. le marchand avait prêté une somme d'argent identique et avait reçu ces titres en gages. Comme Omar le soupçonne, Hussein disparait et Omar est obligé de réclamer le remboursement de la dette. Là-dessus se greffe une sombre histoire de tante qui joue double jeu. Elle orchestre une campagne pour discréditer Omar et le faire arrêter et envoyer en détention, d'où il libéré onze ans plus tard. Sa famille s'est dispersée. Ruiné, Omar, se fait passer pour Rajab Shaaban Mahmud, et obtient l'asile politique en Angleterre. Sa seule richesse, un petit sac dans lequel se trouve son bien le plus précieux : une boîte en acajou contenant de l'encens (ud-al-qamari).
C'est un homme déjà âgé de 65 ans, qui apparemment ne parle que swahili, qui débarque dans les années 90 en Angleterre. On lui trouve un traducteur, lui aussi originaire de Zanzibar, Latif Mahmud. Les deux hommes ont a priori des relations communes. « C'est un point culminant, mineur et familier de nos histoires que de quitter ce qu'on connaît pour arriver dans des lieux étranges, emportant avec soi pêle-mêle des bribes de bagages, bâillonnant des ambitions secrètes et embrouillées ».

En fait, ce roman d'Abdulrazak Gurnah, le sixième, aborde deux points particuliers de l'écriture actuelle en Afrique, tout comme dans les cinq autres rpmans. En effet, l'auteur se penche tout d'abord sur les sur le fonctionnement de la mémoire et pour cela il décrit la manière dont elle traduit les récits historiques.
Dans le roman, on trouve face à face Omar Saleh et Latif Mahmud. Ce dernier a complètement coupé les liens avec sa famille à Zanzibar. Il mène une vie confortable en Angleterre en tant que poète et professeur à l'Université de Londres. Par comparaison, Saleh Omar est dans l'esprit de Latif, l'homme qui a ruiné sa famille et leur a volé leurs biens dans les années qui ont précédé l'indépendance de Zanzibar. Il a cependant déchu d'une situation de prospère homme d'affaires, puis progressivement petit commerçant, suivi d'un long séjour en prison comme prisonnier d'État, puis enfin migrant sans papiers à Londres dans un pays qu'il ne connait pas.
L'auteur montre tout d'abord le fonctionnement de la mémoire et son façonnement de l'histoire. Puis, il donne un aperçu du rôle des modes culturels islamiques dans la formation de l'identité nationale avant et après l'indépendance et la révolution. On retrouve alors la vie à Zanzibar avant la réunification lors de courts flashbacks. Naturellement, ces récits des vies antérieures des deux hommes à Zanzibar sont assez contradictoires.
Omar décrit le parfum de l'« ud-al-qamari » comme « la sensation d'une expérience », car l'odeur de l'encens déverrouille une série de souvenirs passés qui reviennent et déclenchent son processus d'introspection. C'est en quelque sorte la madeleine de Proust revisitée par Omar. « C'est peut-être cela vieillir, quand le soleil et la pluie ont effacé les uns après les autres les contours et changé les images en une ombre pelucheuse. Même si tout ce flou et ce vague laissent encore des traces, fragments, toujours plus rares de ce qui constituait le tout : le regard chaleureux d'un visage oublié, un parfum, une musique dont la mélodie échappe, une chambre, alors que le souvenir de la maison ou son emplacement nous fuit, une prairie le long d'une route au milieu du néant ». Omar Saleh, c'est un « raiiya », un citoyen arrivé de l'île de Zanzibar car contraint de fuir sa maison, qui réclame le statut de réfugié qu'il obtient, et qui finit par vivre en exil dans une petite ville anglaise au bord de la mer.
Omar Saleh se replie dans le mutisme pour contrer toute « contamination » européenne, toute pollution de son intégrité et de son monde originaire. Comme cet Angolais, Alfonso, rencontré dans un centre de détention qu'il refuse de quitter tant qu'il n'aura pas fini d'écrire son livre, par crainte de perdre le fil de ses souvenirs au contact des Anglais. « Parfois, je pense que c'est mon destin de vivre dans les décombres et la confusion de maisons en ruine ». Il a choisi de ne pas parler anglais et se conforme au rôle imposé du réfugié sans défense, à l'histoire toute tracée. Il rejoint en celà ses compagnons de rencontre : Alfonso l'Angolais, Ibrahim du Kosovo, Georgy un Rom de Tchéquie et Ali le Guinéen.
Latif Mahmud a suivi une autre voie. Il part pour l'Allemagne de l'Est grâce à une bourse en 1966, donc juste après la réunification, et le début d'une vie socialisante. Très vite, il se rend compte de s'être fourvoyé. Il s'échappe de la République démocratique allemande, déguisé en réfugié politique et arrive en Grande-Bretagne. Là, il préfigure ironiquement la fuite d'Omar de Zanzibar. Cependant, entre temps, il est devenu professeur à l'Université de Londres, donc, c'est quelqu'un de respectable. Il a complètement coupé les liens avec sa famille à Zanzibar. C'est une appropriation de l'histoire, tout comme des politiciens sans scrupules et égoïstes l'ont fait en Tanzanie, plus soucieux d'assurer leur propre avenir que celui de la nation naissante. Cela apparait encore plus fortement dans ses derniers romans, dans lesquels Gurnah décrit de façon cinglante le despotisme irrationnel des nationalistes africains. C'est cette dénonciation d'absence de tout discours hégémonique est récompensée par la Nobel.

Le second point important des romans de Abdulrazak Gurnah traite du rôle des modes culturels islamiques et leurs implications dans les modifications des identités traditionnelles africaines. Et ceci avec le point de vue de la Tanzanie, nation pourrait-on dire au passé double avec Zanzibar et la Tanganyika, malgré son colonialisme allemand. Sur ce point, le roman est écrit du point de vue musulman. En effet, les pratiques musulmanes de Zanzibar sont le ciment qui unit la société, mais qui elles peuvent devenir gênantes si elles deviennent trop oppressives pour le reste de la nation. Tout d'abord, il y a le passé de l'île, qui a été longtemps un point de passage des négriers du Golfe Arabique et un lieu d'échange et de commerce maritime. « Il était une fois des cartes commerciales coloniales qui transformaient la corne de l'Afrique, affectant les petites villes le long de la côte avec leurs balisages. Après l'indépendance de ces pays, les commerçants sont brusquement partis, laissant les villes au bord de la mer dans le désarroi, ne faisant plus de commerce du ghee et de la gomme, des chiffons et des bibelots grossièrement martelés, du bétail et du poisson salé, des dattes, du tabac, du parfum, de l'eau de rose, de l'encens... ». Cette coexistence entre africains, arabes et indiens ne va pas sans poser des problèmes. Il y a eu à Zanzibar une révolte des natifs contre les Omanais. Les rabes commencent à coloniser la côte de Zandj, comme ils la nomment, à partir du Xeme siècle, installant des comptoirs commerciaux actifs durant tout le Moyen Âge. Ils assurent le commerce et les relations de l'Afrique de l'Est avec le monde arabo-persan du Nord-Est, mais aussi avec l'Indonésie et la Chine. D'ailleurs, Sayid Saïd, imam de Mascate (1804-1856) se fait construire un palais à Zanzibar, où il séjourne fréquemment, en faisant sa véritable capitale à partir de 1840.
L'Afrique de l'Est est alors un espace de migrants, avec des relations quelquefois très éloignées des jeux de pouvoir politique. Cela se répercute sur les relations à l'intérieur même des familles. Gurnah traduit ce contexte par des narrations multiples. le tout est enveloppé dans un contexte d'ironie, de coïncidences involontaires, avec des silences et des élisions. C'est un peu le jeu double que pratique la tante qui orchestre une campagne pour discréditer Omar, le faire arrêter et envoyer en détention d'où il sortira ruiné.
Il faudra que les deux hommes, Omar et Latif, se retrouvent en Angleterre, après une quinzaine d'années pour que la discussion se rétablisse et que la vérité soit enfin révélée. Il a fallu pour cela que le terrain change, que ce soit dans un pays « neutre », loin de l'Afrique de l'Est. Entre ces deux épisodes, il y a eu bien des désertions, de pays, d'amis de rencontre, et des reniements, envers son pays, mais aussi sa famille. Les premières rencontres sont pleines de suspicion et presque de haine. Ruine pour l'un, perte de son identité pour l'autre, avec en plus des conflits provoqués par la famille.

Par ailleurs, le livre est plein d'allusions explicites à Bartleby dans la nouvelle éponyme d'Herman Melville « Bartleby » traduite par Michèle Causse (2012, Flammarion, 201 p). C'est l'histoire d'un employé qui commence à travailler dans un bureau, puis refuse d'effectuer diverses tâches, puis tout son travail, et enfin décide de rentrer chez lui en disant à chaque fois «I would prefer not to » (Je préférerais ne pas).

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Voici ma première rencontre avec Abdulrazak Gurnah, récipiendaire du prix Nobel de littérature 2021, mais cela ne sera probablement pas la dernière tant la puissance de son écriture et la finesse de ses personnages m'ont subjuguée.
Saleh Omar, soixante-cinq ans, débarque à l'aéroport de Londres en provenance de Zanzibar et réclame le statut de réfugié en usurpant l'identité d'un autre, Rajab Shaaban. Placé dans une petite ville côtière par un service d'aide aux réfugiés, il s'adapte tant bien que mal à sa nouvelle vie. Mais les circonstances le mettent en contact avec le fils de Shaaban, Ismaïl Mahmud, dit Latif. le destin de ces deux hommes, ancré dans un passé mêlant injustices, mensonges et non-dits, les conduit à se revoir et à engager une conversation pour dissiper les ombres qui entourent les drames vécus.
On peut attribuer tous les qualificatifs en vogue au roman de Gurnah : littérature postcoloniale, de l'immigration, écriture migrante ou diasporique. Mais ce que j'ai lu est, avant tout, un formidable roman d'aventures. Empruntant la forme du récit au recueil des Mille et Une Nuits et le thème du voyage au conte de Sinbad le marin, chacun des protagonistes va raconter à l'autre ses errances. le lecteur est alors embarqué dans les voyages des marchands poussés par les vents de mousson, les pérégrinations liées aux études, l'itinérance hébétée des prisonniers ou la fuite vers un asile. Saleh et Latif retracent leurs périples en explorant leur propre paysage intérieur pour sonder leurs remords et leurs colères, et débusquer les faux-semblants d'une mémoire lacunaire.
La singularité du style de Gurnah provient de sa langue poétique qui sculpte la phrase sans que la ciselure ne devienne trop précieuse, artificielle. L'érudition de l'écrivain, habile connaisseur de la littérature occidentale, sert le texte avec une ironie distanciée (ainsi le leitmotiv de Bartleby).
J'ai subi un véritable enchantement avec ce livre, celui qui soumet l'auditoire au conteur avant de succomber à la magie des belles histoires.
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« J'ai du temps sur les mains, je suis entre les mains du temps, alors autant que je m'explique. Tôt ou tard, il faut en venir là. »
Et du temps, il en mettra le narrateur, de son vrai nom Saleh Omar, pour nous raconter à sa façon tortueuse et obsédante, ce qui lui vaut, dans sa soixantième année, le statut de réfugié en Grande-Bretagne. Une affaire de jeunes, qu'on lui répète à son arrivée, cette envie de quitter son pays pour recommencer ailleurs. Lentement et inexorablement, le lecteur se voit entraîner dans les filets de la mémoire de ce vieil homme originaire de Zanzibar, entortillé dans les affres d'une sombre histoire de famille dans laquelle s'entremêlent honneur et vengeance.
Un roman des mille et un jour retraçant le destin croisé de deux hommes aux prises avec un passé commun troublé et qui, dans leur nouvelle patrie d'adoption, cherchent enfin la paix et le pardon.
Une narration envoûtante, relevant de l'art du conte, contribue au charme de ce roman évoluant hors du temps. Je me suis perdue avec bonheur dans les méandres de ce récit aux accents douloureux, planté dans un décor exotique, nullement épargné des turpitudes de l'existence.
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