Une surprise, pour peu en dire. Avec tout ce que j'entendais dire là-dessus, je m'attendais à une version pâle et peu intéressante de Conan, qu'un simple prototype sans substance qui n'en vaut pas vraiment la peine. Mais je venais juste de finir
l'Heure du Dragon et j'avais envie de plus de Howard, donc je me le suis procuré.
LE LIVRE :
Très beau, mais puisque c'est Bragelonne, je crois que ça va sans dire. Reliure banale mais élégante, couverture plaisante au toucher qui avec un tantinet de soin ne reste pas trop pliée ou grafignée. Contrairement aux autres livres que j'ai de Howard par Bragelonne, ce
lui-ci est un tantinet plus court (d'à peine un demi-pouce), et ses pages sont plus jaunes que blanches, ce qui ne me pose aucun problème. Je dirais même que j'aime la teinte des pages, car ça me rappelle un vieux livre poussiéreux qui traîne dans les tréfonds d'une vaste bibliothèque. Une façon un peu ridicule de le dire et de le voir, mais moi, je trouve que c'est charmant. Et puis, ce n'est pas comme s'il était de mauvaise qualité, loin de là.
Ce livre faisant partie de la collection del Rey que Bragelonne a « importé », nous avons donc droit aux textes originaux et à des illustrations. Pas de
Gary Gianni ou de
Mark Schultz pour ce
lui-là; ici, il n'y a que du
Justin Sweet qui (à moins que je sois dans l'erreur) n'a illustré que ce livre dans cette collection. Et je dois dire, c'est tant mieux, car Sweet a un style remarquable qui est mieux utilisé en petites quantités. Les illustrations complètes sont magnifiques, riches en détail, elles rappellent des peintures Romantiques avec leur palette sombre et les compositions grandioses.
Et comme si ces illustrations complètes (il y en a 10, je crois) ne suffisaient pas, Sweet agrémente le tout de dessins et sketchs. Je ne pourrais dire combien il y en a mais, ma foi, les premières pages sont bourrées de ces sketchs, des images phénoménales qui accompagnent la première nouvelle pourtant médiocre. Les pages 28-29 sont particulièrement frappantes, avec deux grands dessins qui ornent chaque côté des pages. le style des sketchs et des illustrations peinturées diffère beaucoup, mais l'essence est la même, et si les dessins en marge des pages sont parfois un peu bruts et rudimentaires (ce qui je troue sied l'aspect brut et expérimental des textes), il existe des dessins du même style sur des pages complètes, aussi magistraux que les illustrations, tel que celle au début du Royaume des Chimères (page 32) et celle qui illustre Karon le nocher (page 334)
Patrice Louinet nous offre encore une excellente genèse à la fin du livre, permettant une meilleure compréhension et appréciation de l'oeuvre et de comment
Howard L a créé puis s'en est détaché. Et comme d'habitude, c'est
lui qu'il faut remercier pour la collection et leur édition, il est un des grands experts sur Howard et sans
lui nous ne pourrions peut-être pas lire ces écrits; la traduction est bonne, la fidélité et le respect envers les textes se ressentent. Je ne vais pas
lui donner trop de fil à retordre pour les traductions des poèmes, car dieu sait que c'est un cauchemar à traduire, mais au moins, il a eu la bonté de nous donner les poèmes originaux, qu'on puisse comparer et bénéficier de la poésie telle que
Howard L a écrite.
Note: Après la rédaction de cette critique, j'ai repéré une énorme erreur. À la fin du Royaume des Chimères, la troisième personne du verbe souffrir est écrite comme "soufre" et, dans ce même paragraphe de dialogue, il est dit que la personne qui répond est Kull, au lieu de Brule (Kull étant évanoui). Je ne sais pas comment j'ai fait pour rater cette erreur évidente, mais je suppose que c'est attribuable au fait que j'étais très investi dans l'histoire et que cette scène finale est particulièrement épique (mais un peu gâchée par ces bêtes erreurs).
LE TEXTE :
Beaucoup plus varié que je ne l'aurais cru. Je m'attendais à une prose médiocre, à rien qui puisse rivaliser les histoires de Conan. Mais, je dois dire… Il y a beaucoup ici qui je dirais est au même calibre, et parfois plus haut. Ils sont trop différents pour que je puisse dire que l'un est meilleur que l'autre, mais en lisant, j'ai développé une affection étonnante envers Kull et ses aventures.
La prose est très libre comparée à Conan. C'est moins selon les formules, on ressent vraiment que Howard expérimentait et essayait plein de choses, et que Kull était d'abord une façon d'explorer des concepts, plutôt qu'un moule d'aventures à vendre et revendre à
Weird Tales. Donc nous n'avons pas (ou très peu) de demoiselles en détresse, ni de barbare libre qui commet des crimes et s'évade de la damnée civilisation. Cela n'existe que dans la première nouvelle, non-terminée, qui offre une infime vue sur la jeunesse de Kull.
Au lieu, nous avons un roi las et philosophique, qui plonge souvent dans l'introspection. Dans le Royaume des Chimères, nous avons Kull rongé par la paranoïa, hanté par des chimères qui s'avèrent être bien réelles, prenant la forme de n'importe qui, se camouflant à perfection et ne faisant qu'intensifier sa paranoïa. Des hommes-serpents sont en cause, une idée géniale qui, malheureusement, et comme beaucoup d'autres idées dans ces textes, n'est jamais réutilisée ou mentionnée ailleurs.
Reste que l'histoire en soi est excellente, et représente la première histoire d'Épée & Sorcellerie jamais écrite. L'écriture coule bien, les descriptions ne s'éternisent pas, l'intrigue est bien tissée et ses détours sont nombreux et ne font que mettre l'emphase sur le palais labyrinthique, les politiques sournoises et les hommes-serpents qui rôdent en prenant l'apparence de ses alliés. La fin est parfaite : Kull et Brûle ont un bon gros combat dans une salle, seuls contre ces monstres, et par le sang et le tranchant de leurs armes ils survivent. Vient ensuite les portes qui claquent, les nobles confus qui voient les cadavres, Kull qui décrie leur présence et s'écroule à cause de sa perte de sang.
Cette histoire, contrairement à la première, est une bonne introduction au reste des histoires, et une bonne introduction au monde et aux personnages. Brûle, Tu et Kaa-nu y font leur apparence, dès lors étant des fidèles alliés de Kull qui apparaitront dans la majorité des autres histoires. Je ne vais pas m'étendre sur chaque nouvelle, mais je tiens à mentionner celles qui se surpassent.
Les Miroirs de Tuzun Thune, quoique courte et assez simple, est très introspective et sa prose le reflète bien. Dans la même veine, le Crâne hurlant du Silence semble exister seulement car Howard s'était mis au défi de décrire l'indescriptible : le silence et le son. Je préfère largement le Crâne hurlant, ses descriptions sont viscérales, le concept est complètement fantastique, tous les personnages y sont et elle exsude d'une aura mythique, de faits plus grands que nature qui forment la fondation de toute mythologique.
Le Chat et le Crâne est une autre que j'ai beaucoup aimée. L'intrigue en soi est banale, l'histoire commence avec quelques lourds paragraphes qui nous disent tout et qui comportent deux noms trop similaires. Il y existe une des rares scènes d'action dans tout le recueil, sous l'eau, ce qui la rend unique, et cette histoire a aussi son lot de moments surréels, d'endroits et de géographie impossible qui font penser à
Lovecraft.
Je vais admettre ne pas avoir vu le twist venir. Je le sais, c'était évident, et j'aurais dû le voir, et c'est vraiment trop clair qu'il s'agit de ça (et tâchez de ne pas lire ce paragraphe, car je vais le révéler), même Howard dit être nul pour écrire des mystères. Mais je me suis fait avoir, simplement parce que j'étais obsédé par Sarèmes. Voyez-le comme ça : si Sarèmes est capable de voir le future, le passé et le présent, elle est donc omnisciente, et elle sait à l'avance quand elle va révéler le future à quelqu'un, et elle sait ce qu'elle va
lui révéler. Mais il est aussi dit que le futur peut changer, ce qui veut dire que Sarèmes existe et voit plusieurs lignes du temps différentes. Donc, suivant cette logique, je me disais que Sarèmes avait envoyé Kull au lac parce qu'elle savait qu'il survivrait, et parce que partir explorer le lac prendrait beaucoup de temps, assez de temps pour qu'il ne soit pas là quand Thulsa Doom attaquerait au palais. Donc elle l'aurait indirectement sauvé d'une attaque qui aurait été fatale.
Cette idée ne résiste pas longtemps aux questions, mais je me disais que si Sarèmes était omnisciente, alors elle savait quoi faire pour qu'il reste vivant, et que d'une façon ou d'une autre, ses détournements auraient fait du sens et sauvé Kull. Mais non. Et même si le twist est plutôt banal, j'ai bien aimé le peu qu'on voit de Thulsa Doom, et j'étais mort de rire quand j'ai réalisé qu'il était essentiellement la source d'inspiration pour Skeletor. Sa scène est bien théâtrale et légèrement comique, ça l'empeste l'écriture pulp mais moi je trouve ça adorable.
Par cette hache je règne! est notable pour être le croquis qui, plus tard, nous donnerait le Phénix sur l'épée. Opinion peu populaire, mais je trouve Par cette hache je règne! d'être la meilleure des deux. Mais pas de beaucoup. Je l'aime un peu plus, sûrement en partie car il s'agit de l'histoire originale, telle qu'elle était écrite et destinée à être, et non pas qu'une version remaniée et transformée en quelque chose d'autre, car certainement qu'il y a des choses qui se sont perdues d'une à l'autre.
L'une de ces choses, je crois, est le commentaire. Conan n'est pas un étranger aux commentaires sur la civilisation et la barbarie, mais les histoires de Kull sont beaucoup plus claires et axées sur ce genre de message que Conan, et cette histoire n'en est pas l'exception. Phénix sur l'épée n'est que de l'aventure pure, alors que Par cette hache est évident dans sa démarche et son but, ce
lui de critiquer les tendances du peuple à idolâtrer le passé qui était souvent pire que le présent, à renier le présent en la faveur de chimères, à ne jamais être content de ce qu'il a et à toujours manigancer d'une façon ou d'une autre.
Parmi ces thèmes vient Ridondo le barde, qui fait beaucoup plus de sens dans cette histoire. Dans Phénix, ce personnage m'avait plus confus qu'autre chose; la narration s'arrêtait pour le mentionner et le traiter de façon spéciale, alors que son personnage n'avait vraiment rien d'important, hormis le statut de barde. Il n'était qu'un barde parmi plusieurs qui s'adonnait à détester Conan, pour une raison ou une autre. Mais ici, avec Kull, Ridondo est beaucoup plus développé et l'histoire explore le pouvoir qu'ont les artistes – Kull
lui-même dit vouloir être son ami, car il sait que les artistes, les bardes et les scribes sont plus puissants et plus connectés au peuple que les rois, car ils sont leur voix et ceux qui immortalisent les hauts faits et les personnages importants. Ils sont les réels maîtres de l'inconscient collectif et de la culture, donc du peuple. Mais contrairement aux gens qui dirigent, qui sont logiques, basés dans les faits, l'efficacité et la bureaucratie sérieuse et réelle, ces artistes sont trop souvent idéalistes, de vrais fanfarons qui chantent hauts leurs idéaux impossibles à achever, qui donnent du rêve mais des rêves de fous.
Ainsi, quand on décrit ses chansons qui font l'éloge de l'ancien roi (roi de merde, soit dit en passant) et qui déclarent Kull comme étant un barbare, immédiatement je comprends mieux pourquoi il existe. Il n'est qu'une autre des brillantes facettes de l'histoire, utilisé comme conduit pour explorer une idée.
Je préfère aussi cette histoire pour son rythme moins laborieux et son début plus léger, simple et efficace. Dans Phénix nous avons des paragraphes sans fins de dialogues et de descriptions des déboires de Toth-Amon. Ici, il n'y a qu'une élégante scène où les conspirateurs jurent de mener à terme leur plan, dans une scène fortement inspirée par
Shakespeare, et qui fonctionne bien mieux que la longue exposition de Phénix.
La grosse scène de combat n'est pas aussi bonne que dans Phénix, cependant. Elle manque un peu de peaufinage et ne résonne pas autant que les autres batailles dans le recueil. Et c'est un peu cliché et dérangeant que Kull soit sauvé au dernier moment par le jeune noble qui arrive juste à temps. Mais tous ces problèmes se rachètent dans la dernière scène de l'histoire, le fameux moment où Kull détruit la Tablette des Lois avec sa hache. Ensanglanté, essoufflé, dégouttant du sang sur les nobles abasourdis, il lève sa hache et rugit qu'il est la loi et l'état, qu'il est le roi, et que quiconque s'oppose à
lui peut le dire à sa hache. Dire que cette scène est épique est un euphémisme.
Bien que le message soit surtout de ne pas s'empêcher de vivre à cause de traditions, de ne pas être enchainé par des lois obsolètes et des codes ridicules, j'ai vu passer un commentaire qui disait que la fin déclarait la tyrannie comme étant une bonne chose, et qu'il fallait se plier à la volonté du despote car c'est
lui qui tient la hache. Il y a de la vérité là-dedans, mais il faut garder en tête le thème majeur de ces histoires : Kull est né un barbare, mais il s'est plié à la civilisation et est devenu part de la civilisation.
Ça
lui procure un certain mal de vivre (comme Conan, d'ailleurs) et il passe beaucoup de temps à penser et réfléchir sur son sort et sa vie. Chaque fois que Kull reprend ses instincts de barbare, c'est pour le bien de son royaume. Dans le Royaume des Chimères, il s'allie à Brûle le picte (donc un sauvage) pour massacrer et exposer les hommes-serpents au grand jour. Dans le Chat et le Crâne, ce sont ses talents au combat qui
lui permettent de survivre et d'intimider le peuple de la cité noire de le libérer pour qu'il retourne au plus vite à son royaume.
Et dans Par cette hache je règne!, il utilise sa force pour déclarer une ancienne loi franchement ridicule comme obsolète et plus en vigueur. Il ne passe pas par les codes civilisés pour ce faire, il ne s'attarde pas à tenir un conseil et faire un vote pour changer la loi; il attaque littéralement la tablette. Il est la loi et l'état car il est un monarque – ainsi fonctionne la monarchie. Despote ou non, ses intentions sont bonnes, personne n'y perd, et comme tout le matériel relié à Kull l'indique, la mémoire que garde la Valusie de
lui est bonne, ses faits sont chantés, ses exploits sont immortalisés. Il n'a fait que prendre les grands moyens, car il avait l'avantage d'être né un sauvage, et donc d'avoir un point de vue et une méthode uniques sur son rôle et ses enjeux. Quel mal y a-t-il à ce qu'un barbare vienne défier un peu le monde morne et superficiel des civilisés? Comme Howard nous le montre souvent, les civilisations ne peuvent pas durer de toute façon, donc qu'un barbare veule la sauver et la maintenir est à la fois ironique et poétique.
Au sujet de ses exploits, je me suis gardé deux autres de mes nouvelles préférées pour la fin. Les Épées du Royaume Pourpre réutilise la même idée de base, soit d'un complot contre Kull, mais s'opère de façon drastiquement différente. Je ne saurais dire laquelle je préfère, mais celle-ci a une intrigue plus complexe et longue, bien plus similaire à une histoire de Conan que n'importe quelle autre du recueil. Il y a des rebondissements, les péripéties sont bien ficelées et tous les personnages sont au rendez-vous dans la dernière nouvelle terminée.
Howard prend cette nouvelle dans une direction à laquelle je ne m'attendais pas, comme il le fait si souvent. Elle se termine avec une bonne grosse bataille comme on les aime, la bataille sur l'escalier qui accapare son propre chapitre, et qui est une merveilleuse scène de combat pur, elle-même riche en rebondissements. le seul point négatif que j'y donnerais, ce serait son mystère. Les indices sont trop peu nombreux et manquent de nuances, de contradictions, de fausses-pistes et de possibilités pour qu'il fonctionne vraiment. Autrement dit, le premier suspect qui vous vient en tête est en effet le coupable, pour une raison logique mais jamais mentionnée auparavant.
La dernière nouvelle que je mentionnerai est un fragment sans nom, non-terminé mais qui vaut le détour ne serait-ce que pour les quatre mots de dialogue à sa fin. On y retrouve Kull qui, après s'être fait insulté par un brigand qui s'est enfui avec sa noble bienaimée, décide de le pourchasser à travers le monde juste pour
lui apprendre le respect. Une idée un peu farfelue, qui m'a semblée hors-personnage pour Kull (je m'imagine plutôt Conan faire une chose de la sorte. Kull n'avait jamais paru avoir une telle fierté), mais l'insulte a dû le prendre vraiment au coeur, je suppose.
Fragment ou non, la nouvelle est bien écrite, d'une structure simple mais ayant de bonnes péripéties, et s'attardant surtout sur le voyage, les paysages et la compagnie que Kull tient avec ses fidèles Tueurs Rouges. Ça peut paraître étrange à dire, mais le fait que l'histoire n'ait pas de fin est, je crois, une bonne chose. À la fin, Kull s'apprête à traverser un fleuve et explorer un territoire inconnu d'où personne ne revient jamais. de finir sur une telle note permet aux lecteurs de s'imaginer toutes les folles aventures qu'il a pu vivre, au lieu d'être déçus par des péripéties qui provoquent peu d'engouement et par une fin inévitable qui termine tout et cloître l'imagination.
PLAISIR DE LA LECTURE :
J'ai eu beaucoup plus de plaisir hors de cette lecture que ce dont à quoi je m'attendais. Les illustrations, je crois, ont vraiment été importantes à mon appréciation de ce livre. Sweet a un don indéniable pour les images grandioses, étranges et épiques, il sait afficher des paysages vastes et mythiques, des personnages plus grands que nature, et ses compositions sont toujours excellentes. Il y a vraiment une qualité atmosphérique et immersive aux illustrations, ce sont elles qui, avant même que je lise une phrase, ont mis le ton pour le reste du livre, le ton d'une ère mystérieuse depuis longtemps perdue, de grandes cités dont les tours effleurent les cieux, d'architecture à couper le souffle, de montagnes gigantesques et châteaux embrumés, égarés dans les tréfonds du monde…
Mais je ne veux en rien rabaisser l'écriture en soit, seulement que je ne crois pas que j'aurais eu la même expérience surréelle et plaisante du début à la fin sans les illustrations, les pages jaunâtres, la police d'écriture et l'emballage si élégant de Bragelonne. Les histoires de Kull ont une bonne qualité onirique qui m'a envout