…on a en vue ici, notamment, une certaine ambiguïté qui est au cœur de la métapsychologie freudienne : à un schéma essentiellement symétrique – le grandiose équilibre cosmique d’Éros, la force qui unit, rassemble et édifie, et de Thanatos, la force qui sépare, disperse et détruit – s’oppose un schéma asymétrique – à savoir, le principe selon lequel l’inorganique ou l’inerte est plus « ancien », en tout cas plus stable, plus probable statistiquement, que l’organique, le complexe, le vivant. Or ce second schéma repose sur une intuition fondamentalement matérialiste et réductrice, présente d’un bout à l’autre de l’œuvre freudienne, et qui aboutit, d’une manière aussi logique que paradoxale, à poser que le principe de plaisir lui-même est au service de la pulsion de mort.
Sans chercher, pour l’instant, à porter un jugement sur cette construction, on peut remarquer qu’elle se traduit, à notre échelle tout au moins, par un privilège évident de la destruction sur la construction. Si les conduites humaines les plus inspirées par l’Éros sont en même temps secrètement animées par une nostalgie du repos, de la non-souffrance, de l’anéantissement, cela implique que sadisme et autodestruction gangrènent le désir, tout désir, et que la vraie paix à laquelle nous aspirons est celle des cimetières.
On comprend alors que Freud, comme s’il devait inévitablement reculer devant les conséquences de ses propres découvertes, se soit mis en quête d’antidote, de moyens artificiels de rétablir, dans l’existence sociale, un certain équilibre entre Éros et Thanatos. (pp. 32-33)
…cependant, à partir du moment où les hommes ont commencé à soupçonner que des tels moments privilégiés ne leur étaient peut-être pas simplement octroyés par les dieux selon leur bon vouloir mais relevaient aussi d’un certain conditionnement mental et physiologique, il était inévitable qu’ils cherchent à développer de véritables techniques d’extase, aux fins de reproduire à volonté ces états aussi exceptionnels qu’ardemment désirés.
Or ce qui, à juste titre, choque les détracteurs des voies chimiques vers l’extase, c’est le nivellement radical qu’elles paraissent impliquer : l’extase devenant, au même titre, par exemple, que le sommeil artificiel de l’anesthésie, le résultat d’une manipulation appropriée du cerveau humain. Ils mettent volontiers en contraste la facilité dégradante de ces voies avec l’immensité des sacrifices exigés dans les voies religieuses traditionnelles, immensité qui serait seule à la mesure du caractère transcendant du but recherché – à savoir, la Vision béatifique.
On oppose ainsi à la séduction fleurie et menteuse, véritablement satanique, des voies chimiques ou techniques en général, l’austérité sublime des voies ascétiques. (pp. 113-114)
Ce qu'il y a de diabolique dans la drogue, c'est sa capacité à mimer le résultat d'une ascèse. L'homme abusé par la drogue est semblable à un acteur qui jouerait sur la scène le rôle d'un saint et s'identifierait à son rôle au point d'oublier, le temps de la représentation, la médiocrité de sa vraie personnalité et de se sentir l'âme d'un saint. La drogue laisse entrevoir à l'homme ce qu'il "pourrait" devenir, mais elle le fait toujours sur un mode hallucinatoire, en escamotant à ses yeux l’immense distance qui le sépare encore de cette possible version glorieuse de lui-même. S'abandonner à la drogue, c'est donc en un certain sens, vivre à crédit. C'est goûter dans l'immédiat des jouissances aux-quelles on n'a pas droit, qu'on n'a pas "méritées". Mais tout se paie.
D'abord, il y a la joie brute, massive, suffocante, indicible. Pendant un bref instant, l'intellect est mis hors circuit, très vite sans doute, se manifeste le besoin de "respirer", de prendre un peu de distance par rapport à l'événement, de comprendre ce qui vous arrive. C'est alors que le sujet renoue avec son monde familier, retrouve son bagage culturel, ses croyances, ses catégories et qu'il tente, avec "les mots de la tribu", d'y intégrer ce qu'il vient de vivre.
Les psychologues, d’abord aux États-Unis puis en Europe, ont pris l’habitude de ranger sous cette appellation collective une multitude, à première vue très hétéroclite, d’états mentaux : y figurent aussi bien la transe médiumnique que l’état intermédiaire entre veille et sommeil, la possession rituelle, l’orgasme, le « rêve lucide », l’impression de quitter son corps, les visions de l’agonie, les effets des hallucinogènes, etc. Dans tous ces états, cependant – et c’est là leur dénominateur commun –, « le sujet a l’impression que le fonctionnement habituel de sa conscience se dérègle et qu’il vit un autre rapport au monde, à lui-même, à son corps, à son identité » .
La querelle brahmanes-bouddhistes à propos du Soi
Emission Sagesses Bouddhistes du Dimanche 26 juillet 2009