De l'horreur au pardon

Les cris me réveillèrent en sursaut. À travers l'obscurité, je compatissais pour Nikeisha (ou Nikki), ma merveilleuse petite fille. Elle avait été enrhumée, toute la journée et toute la nuit, et n'avait pas dormi plus de quelques minutes. Et moi non plus. Pour la centième fois, cette nuit-là, je ressentis cruellement l'absence de ma propre mère.
Où es-tu maman ? J'ai tellement besoin de ton aide ! Je n'ai personne pour me dire comment soulager cette enfant, me dis-je, en me glissant hors du lit pour aller jusqu'au berceau de Nikki.
Ma mère avait toujours su nous réconforter, mes frères et moi, quand nous étions malades, blessés ou effrayés. Mais elle n'avait pas eu la possibilité de me transmettre ce savoir, ni la myriade de secrets sur l'éducation des enfants qu'elle avait reçus de ma grand-mère. La transmission maternelle avait été rompue; ma mère m'avait été retirée ainsi que tout son amour et son savoir.
J'étais assise au bord du lit en train de bercer mon bébé et mon coeur me faisait mal. Nikki n'aurait jamais la possibilité de sentir les tendres caresses des mains de sa mamie ni d'entendre la douce voix de son grand-père qui l'aurait sans doute abusivement gâtée. En me remémorant à quel point ma mère rêvait d'avoir des petits-enfants, je me demandai : Maman, la vois-tu ? Ta première petite-fille n'est-elle pas un trésor ?
Combien d'années s'écouleraient-elles avant que ma fille ne me demande ce qui était arrivé à ses grands-parents, pourquoi elle n'avait jamais rencontré les oncles qu'elle avait vus dans l'album de photo familial et comment c'était là où mamie avait grandi ?
Et qu'allais-je lui dire ? Comment pourrais-je expliquer l'histoire du Rwanda, expliquer que des personnes en qui j'avais toujours eu confiance - voisins, enseignants, amis - s'étaient transformées en monstres plus terrifiants que tous ses pires cauchemars ? Combien d'anniversaires faudrait-il laisser passer avant que mon enfant ne soit prête à entendre que sa mamie, son grand-père et ses oncles avaient été massacrés avec plus d'un million d'autres innocents Rwandais ? Et qu'ils n'avaient été supprimés pour aucune autre raison que d'être nés Tutsis ? Quel serait l'âge approprié pour qu'on lui parle du génocide ?
Quels mots pourrais-je trouver pour décrire à Nikki ce qui avait été fait à ma famille ? Ma douleur était telle qu'elle m'empêchait encore de parler de ces horribles événements avec Aimable, le seul survivant parmi mes frères, malgré les années passées et en dépit de cette nouvelle vie, en Amérique, vers laquelle j'étais partie.Pourtant, je savais que je devais faire connaître cette histoire, que j'avais été laissée pour en parler. Je pensais que Dieu m'avait épargnée au cours du génocide pour une raison : pour que je raconte à autant de personnes que possible comment il avait touché mon coeur au beau milieu de l'holocauste et comment il m'avait appris à pardonner. J'avais à témoigner de la manière dont cette démarche, à elle seule, peut sauver une âme mutilée par la haine et malade du désir de vengeance.
Ceux qui allaient entendre mon histoire, espérais-je, verraient que mon coeur disloqué avait été réparé à travers le pardon et ils se demanderaient : «Si son coeur a pu se rétablir pourquoi pas le mien ?»
Pourquoi le pardon ne pourrait-il pas guérir un million de coeurs brisés et faire revivre une nation détruite ? En fait, ce sont tous les coeurs et toutes les nations qu'il peut guérir. Telle était l'histoire qu'il fallait raconter; c'était mon histoire