Je pense quelquefois que si j'écris encore, c'est, ou ce devrait être avant tout pour rassembler les fragments, plus ou moins lumineux et probants, d'une joie dont on serait tenté de croire qu'elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. Qu'un peu de cette poussière s'allume dans un regard, c'est sans doute ce qui nous trouble, nous enchante ou nous égare le plus ; mais c'est, tout bien réfléchi, moins étrange que de surprendre son éclat, ou le reflet de cet éclat fragmenté, dans la nature. Du moins ces reflets auront-ils été pour moi l'origine de bien des rêveries, pas toujours absolument infertiles.
Il paraît qu'on n'a plus le droit d'employer le mot beauté. C'est vrai qu'il est terriblement usé. Je connais bien la chose, pourtant. N'empêche que ce jugement sur des arbres est étrange, quand on y pense. Pour moi, qui décidément ne comprends pas grand chose au monde, j'en viens à me demander si la chose "la plus belle", ressentie instinctivement comme telle, n'est pas la chose la plus proche du secret de ce monde, la traduction la plus fidèle du message qu'on croirait parfois lancé dans l'air jusqu'à nous ; ou, si l'on veut, l'ouverture la plus juste sur ce qui ne peut être saisi autrement, sur cette sorte d'espace où l'on ne peut entrer mais qu'elle dévoile un instant. Si ce n'était pas quelque chose comme cela, nous serions bien fous de nous y laisser prendre.
(extrait de "Blason vert et blanc").
Brûlant des ronces à la fin du jour, j'ai vu soudain approcher du brouillard, silence devenu visible, fumée humide et froide montée de l'eau plutôt que d'un feu, exhalaison de la terre détrempée, souffle tout à coup froid comme de l'acier, menace peut-être, mais que j'aimais parce que réelle, parce que vivante, parce que "vraie", comme si tout valait mieux que des pensées et que la mort.
Un troupeau qui serait venu sans le moindre bruit me lécher la main d'une langue froide. Tandis que la nuit aussi approchait.
Autre chose vue au retour d’une longue marche sous la pluie, à travers la portière embuée d’une voiture : ce petit verger de cognassiers protégé du vent par une levée de terre herbue, en avril.
Je me suis dis (et je me le redirai plus tard devant ces mêmes arbres, en d’autres lieux) qu’il n’y avait rien de plus beau, quand il fleurit, que cet arbre-là. J’avais peut-être oublié les pommiers, les poiriers de mon pays natal.
…
Je regardais…Cette floraison différait de celle des cerisiers et des amandiers. Elle n’évoquait ni des ailes, ni des essaims, ni de la neige.
L’ensemble, fleurs et feuilles, avait quelque chose de plus solide, de plus simple, de plus calme ; de plus épais aussi, de plus opaque. Cela ne vibrait ni ne frémissait comme oiseau avant l’envol ; cela ne semblait pas non plus commencer, naître ou sourdre comme ce qui serait gros d’une promesse, d’une annonce, d’un avenir. C’était là, simplement. Présent, tranquille, indéniable. Et, bien que cette floraison ne fut plus durable que les autres, elle ne donnait au regard, au cœur, nulle impression de fragilité, de fugacité. Sous ces branches-là, dans cette ombre, il n’y avait pas de place pour la mélancolie.
Vert et blanc, c’est le blason de ce verger.
…
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Un léger changement de point de vue suffit parfois à faire redécouvrir ce que l'habitude avait terni, ou voilé. Ainsi, de revenir en touriste dans le pays de son enfance et d'apercevoir d'une chambre d'hôtel (de préférence assez luxueux pour que le changement soit plus sensible) ce que l'on avait vu cent fois avec indifférence, quand ce n'était pas avec un sot dédain: les montagnes de Savoie suspendues au dessus d'un lac gris comme une masse vraiment énorme qui flotterait dans la brume ou dans l'excès de lumière, au-delà d'un autre brouillard, celui des toutes premières feuilles de l'avant-printemps.
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