Je voudrais vous parler de
la dame dans l'auto avec des lunettes et un fusil.
Je ne sais pas pourquoi, j'ai tout de suite pensé en la voyant sortir de l'aéroport d'Orly qu'elle était du genre à s'attirer des ennuis. Elle avait l'air un peu gauche, presque maladroite, tout en ayant du style dans son allure, dans cette robe en mousseline blanche qui lui allait à ravir, dans sa façon de marcher. J'ai tout de suite repéré ses lunettes épaisses, des lunettes noires. Pour moi, à ce moment-là de cette rencontre, elle n'était encore que la dame avec des lunettes...
Elle regardait autour d'elle sans arrêt, comme si elle trahissait déjà un geste apeuré, un geste de fuite. En même temps, il y avait ce sourire à sa bouche, comme un air de printemps, comme un vin épris de soleil qu'on s'apprête à déguster, comme une vile gourmandise qu'on s'apprête à commettre.
Elle ressemblait à un mensonge qui commence, recommence et pour cela je la trouvais incroyablement belle.
Je l'ai suivie jusqu'au parking d'Orly. Je savais que je faisais une bêtise en la suivant, mais c'était comme un désir irrésistible, addictif... Je ne pouvais pas m'en empêcher. Elle s'est immobilisée devant une voiture, un modèle ancien, décapotable, une Thunderbird, elle a sorti de son sac à main un jeu de clés et elle a pris place à bord, au volant de la magnifique coupée. Ce n'était pas sa voiture, c'était celle de son patron Monsieur Caravaille qu'elle avait accompagné lui et son épouse Anita au vol de Genève. La veille au soir elle était venue travailler chez eux, taper à la machine un important dossier qu'il avait emporté avec lui, lui patron d'une grande agence de publicité... Il lui avait dit que ce serait plus commode qu'elle ramène la voiture chez eux à Auteuil... Vous devez vous demander comment je sais tout cela, hein !
Sous mes yeux étonnés, elle est alors devenue la dame dans l'auto avec des lunettes. Je l'ai suivie à bord de ma vieille 2 CV jaune. J'ai gardé mes distances pour être le plus discret possible.
Lorsqu'elle a pris la route du sud et non celle d'Auteuil, je me suis dit qu'elle rêvait de voir pour la première fois la mer. Mais je ne savais pas encore qu'elle en garderait un souvenir impérissable...
Je continuais de tenir mes distances, mais je vous jure que j'aurais pris tous les risques pour la voir ôter ses lunettes noires et me fondre dans ses yeux... Je savais que l'approcher était dangereux, pour moi, pour elle...
Et puis, faisant escale à une station-service un peu avant Châlons-sur-Saône où elle s'était arrêtée pour faire le plein d'essence, les choses ont commencé à prendre une drôle d'allure. Et à Cassis, elle est devenue la femme dans l'auto avec des lunettes et un fusil. Mais entre-temps, il s'était déjà passé bien des événements...
Peut-être s'est-elle cru devenir folle alors ? Il y avait de quoi, après tout.
Si j'avais pu m'approcher un peu plus près d'elle, j'aurais peut-être senti son coeur tressaillir sous le fin tissu de sa robe blanche, j'aurais deviné sous ses lunettes épaisses un sanglot qu'elle tentait tant bien que mal de contenir, je l'aurais entendu de temps en temps murmurer comme à elle-même « Maman-Sup, que dois-je faire maintenant ? »
Elle avait le chic pour s'attirer les ennuis, faire des rencontres improbables...
Je voyais bien que rien n'était prévisible dans ce qu'il lui arrivait.
J'aurais voulu l'aider, mais je n'étais qu'un simple lecteur prisonnier de mon sort de lecteur, condamné à être saisi d'angoisse sans rien pouvoir faire pour elle. Je lui en voulais presque d'être ailleurs, si loin sur cette route de Cassis, si loin de moi où je ne pouvais lui venir en aide.
J'en voulais presque à
Sébastien Japrisot d'avoir fait surgir de son imaginaire ce personnage féminin à la fois si attachant et si insaisissable, de m'avoir faire croire que cette dame avec des lunettes était si vraie dans cette histoire ahurissante, incroyable, savamment construite, que je n'avais pas pu lâcher dès lors que j'avais commencé à en lire les premières pages...