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La dame dans l'auto avec des lunettes et un fusil» a été édité en 1966. C'est un thriller bluffant à tous points de vue.
D'abord l'intrique, ciselée, précise comme un moteur de Thunderbird des années 6O ou comme le mécanisme d'une montre suisse. La prouesse ressemble à celle de "
Chronique d'une mort annoncée" de
Gabriel García Márquez : le principal personnage des deux
oeuvres est le Temps lui-même, ramassé en une courte unité (un pont de 14 juillet dans le roman de
Jean-Baptiste Rossi, alias
Sébastien Japrisot, une seule journée dans celui de Márquez ).
On imagine que pour parvenir à ce résultat parfait, les deux écrivains ont dû placarder au mur un immense tableau à plusieurs entrées et sorties, noirci d'évènements s'enchaînant avec une logique diabolique, toute modification du plus ténu d'entre eux entraînant l'effondrement de la cohésion de l'ensemble.
Mais ce livre ne contient pas qu'une géniale prouesse spatio-temporelle.
Les personnages sont riches, vus du dedans, vus du dehors au gré des chapitres dont les narrateurs successifs sont tour à tour l'héroïne, un conteur omniscient, puis à nouveau l'héroïne, enfin un intervenant du drame.
Les relations entre les protagonistes se situent dans les zones d'ombre des sentiments humains, toujours tiraillés entre amour, ressentiment, vengeance, trahison et fidélité ; le style est blanc, minimaliste, les émotions sont suggérées par les seuls faits observables. D'une façon générale, les personnages de ce roman sont peu doués pour l'introspection : l'exténuant road-movie dans lequel ils sont précipités ne leur laisse que le temps d'aller de l'avant, de fuir le danger ou la folie et d'appuyer sur l'accélérateur, au propre comme au figuré.
Le monde est éclairé comme par les phares d'une voiture puissante, mais justement tellement surexposé qu'on le distingue mal, comme dans une nuit permanente.
Enfin,
Japrisot nous offre un merveilleux personnage de femme qui doute d'elle et que tous mésestiment et tentent d'impressionner, de maîtriser, de raisonner, la réduisant un peu vite à son physique de belle blonde qu'on peut terroriser et que son extravagant périple solitaire vers le sud de la France expose ; femme trop repérable et peu légitime à effectuer dans une puissante et tapageuse cylindrée un trajet partiellement nocturne ; pauvre être déplacé contre lequel un hasard méchant s'acharne à coups de coïncidences invraisemblables et que personne ne croit. (J'ai bien reconnu le ton condescendant et légèrement grondeur, un peu "bébête" avec lequel on s'adressait souvent aux femmes dans les années 1960-1970, surtout si elles étaient jeunes et jolies : il est difficile de l'oublier et
Japrisot l'a bien "cueilli" au passage.)
Et c'est précisément ce personnage auquel nul n'accorde crédit, que tout le monde prend pour un papillon prêt à s'écraser dans les projecteurs, qui se révèlera peu à peu au point d'emporter la mise dans ce jeu de piste haletant où les participants ne manquent pas.
C'est si rafraîchissant, de constater que des hommes peuvent concevoir des
oeuvres où l'héroïne ne sert pas de faire valoir et ne meurt pas à la fin ; où elle triomphe, non par hasard, mais parce qu'elle est un acteur authentique de la partie d'échec qui se joue et qu'elle sait avancer les pions et déjouer les prévisions de ses adversaires.
Ces auteurs-là ne sont pas si nombreux. Mais il semble que camper des personnages féminins forts ait été une des spécialités de
Japrisot qui a écrit aussi "
Piège-pour-Cendrillon» (1963), "
L'été meurtrier»(1977), "
Un-long-dimanche-de-fiancailles» (1991), "
Le passager de la pluie" (1992).