Jung a ceci de caractéristique que sa psychologie analytique ne fut pas seulement un domaine de spéculation idéatique mais une esthétique s'emparant pleinement de chaque pan de sa vie : il l'exprima poétiquement (
le Livre Rouge, les Sept sermons aux morts), scientifiquement (
Dialectique du moi et de l'inconscient,
Métamorphoses de l'âme et ses symboles, etc.) et herméneutiquement (Aïon, Mysterium conjunctionis I & II). Preuve en est donnée que frayant ainsi sur chaque lame de sa vie intellectuelle, la psychologie analytique de Jung n'est pas seulement une science dite objective, comme son auteur avait pourtant essayé de le faire croire. Mais revenons-en à nos symboles et, dans le domaine herméneutique, si Aïon m'avait déjà paru imbuvable, la torture fut encore plus fine – mais non moins intense – avec Mysterium.
Le travail effectué par Jung part pourtant d'une bonne intention – ceci pourrait, il est vrai, susciter dès l'abord notre méfiance. Sa collaboratrice d'alchimie
Marie-Louise von Franz accentue le trait pathétique en déclarant même que Jung se serait penché sur un « tas de fumier » constitué de livres anciens d'alchimie tous plus obscurs et abscons les uns que les autres afin d'en tirer la substantifique moëlle pour l'unique gloire de la connaissance. Cette opération, elle-même alchimique, s'appuie sur le présupposé jamais interrogé par notre éminent psychologue que les manifestations symboliques renverraient à des référents transcendants qui leur insufflent sens et puissance. Fusionnant l'esprit de la nouvelle théologie et le kantisme, c'est-à-dire supposant que le sujet détient naturellement une connaissance des vérités surnaturelles en dehors de toute soumission à une autorité traditionnelle, mais qu'il en est éloigné par toute l'épaisseur de sa mondaine ignorance qu'il appelle conscience, Jung parcourt les grimoires anciens dans l'espoir de repérer les liens qui s'établissent d'un symbole à l'autre dans l'histoire de l'humanité. Il suppose que les auteurs de ces traités alchimiques parlaient sans savoir. Ce point est difficilement contestable. Malheureusement, Jung parle également sans savoir lorsqu'il prétend être moins inconscient que ses prédécesseurs et lorsqu'il se joue de cette supériorité, somme toute chronologique, pour établir la signification dernière des symboles alchimiques. En fait d'exploration de l'inconscient, Jung réalise surtout une étude statistique. le sens d'un symbole sera d'autant plus sûr que ses occurrences seront élevées. Les sens plus rares ne sont cependant pas éliminés, comme cela pourrait se faire dans toute bonne démocratie qui se respecte : en ce sens, il ne serait pas loyal de dénier à Jung son naturel penchant à l'élitisme de type monarchique. le symbole ainsi considéré dans tout l'éventail de ses significations glisse lentement mais sûrement vers l'imaginaire. Jung tisse les différentes images associées à un symbole à la manière d'une grouillante toile de Bosch.
Dans cet essai, Jung ne se livre pas à de la psychologie – encore moins à de la psychanalyse, cela va sans dire. Il oublie complètement le sujet humain et prétend établir une nomenclature qui serait objective. le symbole aurait un sens autonome qui ne trouverait à se déployer en un sujet que de façon contingente. Nous finissons même par nous demander quelle est la place de l'homme dans ce processus, si ce n'est de servir l'archétype qui chercherait une forme corporelle pour se réaliser dans toutes ses dimensions. Jung sous-entend également que le symbole peut se manifester à l'esprit de quelques-uns comme une indication prophétique – un conseil divin – destiné à aider l'humanité dans son accomplissement. le problème de l'accomplissement, c'est qu'une fois accompli, tout le monde oublie à quoi il devait servir. Mais il y a encore pire : l'objectivité mise au service du bien commun conduit aux abominations les plus discrètes : le symbole objectivé devient ainsi signe de l'être supposé du sujet, auquel le véritable être du sujet – s'il en a un – devrait se soumettre.
Lacan disait de Jung : « son problème, c'est qu'il connaît toute la vérité » alors que l'idée de la vérité ne fait que nous reposer de notre irréductible ignorance. Mais il y a encore pire que de croire connaître toute la vérité, c'est de croire que cette vérité est la même pour tous, et que la jouissance que Jung a soutiré de son interprétation symbolique sera également la jouissance de son lecteur. Je m'efforçai un temps de jouir comme Jung car je croyais en la voie qu'il proposait puis, réalisant que je devais lui apposer des béquilles à tous les encans pour qu'elle continue de coïncider avec
ma vie, je lâchai progressivement cet effort et reconnus que la jouissance de Jung n'était pas mienne. Et d'ailleurs, quand bien même Jung se présentait comme un « psychologue analytique », il est fort à parier que ni la psychologie ni, à plus forte raison, l'analyse, qui s'éloignent de l'objectivable pour tomber dans le non-sens logique d'un être, ne lui étaient fort ragoûtantes.
Ne vous trompez pas sur l'emballage : l'étiquette porte bien le titre de « psychologie analytique » mais cet ouvrage s'intéresse moins aux méandres de la subjectivité, à nuls autres pareils, qu'au projet d'atteindre statistiquement l'essence des archétypes qui sont traditionnellement supposés soutenir la base de la manifestation des formes symboliques en notre monde.