Les sources…polymorphes…Lorsqu'une union est à la fois source de vie et source de tragédie…lait et poison…eau chaude et eau glacée.
« Elle préfère le mot source au mot racine »…Oui, le titre du livre est bien trouvé, il y a sans doute dans le mot « source » une fluidité, un espoir de changement et de déviation, une promesse de vie, d'ondulation et d'irisation moins paralysantes et oppressantes, moins sombres, que le terme de racine qui maintient et rigidifie, sous terre…
La source…Source de vie, berceau de l'enfance, nouvelle racine qui permet à l'arbre familial d'avoir de nouvelles branches, terre natale là où tout commence pour les enfants et où éclosent les premiers souvenirs…Cette source, ondoyante, vivante, frétillante, celle-là même, ce premier lait, peut pour certains parents constituer le premier poison, la source ineffaçable du mal, du chagrin, de la douleur, là où tout se casse et se termine. Racines mortifères, asphyxiantes tenant à distance la joie et le printemps…
Comment est-il possible de vivre à la fois ce bonheur d'être parents et ce malheur de devenir moins que rien, juste un tas, un tas malaimé, humilié ? En donnant la vie avec quelqu'un de tyrannique et d'odieux qui transforme le bonheur primaire en drame viscéral. Qui rabaisse l'épouse la faisant passer du statut sublime de mère à celui pathétique de chose inutile, non aimable car laide et plus désirable du fait d'un corps déformé par trois césariennes successives, par les coups, par les mots aussi, surtout, qui font « autant de dégâts que les coups, peut-être même davantage parce qu'ils ne la lâchent pas et lui tombent dessus au moment où elle s'y attend le moins, quand elle pourrait être à peu près tranquille et penser à autre chose ». Un corps tel un morceau de viande. Une vache qui ne cesse de ruminer.
Telle est l'histoire de violence conjugale racontée avec pudeur par
Marie-Hélène Lafon, une écriture au cordeau, précise et simple, allant à l'essentiel, sans circonvolutions ni fioritures, à l'image de sa terre natale du Cantal. Une écriture du terroir, âpre et fertile à la fois, sincère et dure, sans pathos ni grandiloquence.
Le premier chapitre s'ouvre en 1967 sur deux journées qui vont tout faire basculer. Nous sommes dans la tête d'une mère de trois enfants encore jeunes qui, tout en vaquant à ses occupations de femme au foyer - ménage, repas, bain des enfants, repassage – au sein de sa vaste ferme en pleine campagne ne cesse de penser à sa situation, à ses peurs permanentes, aux humiliations subies et ses quelques moments de respiration…lorsqu'il n'est pas là. Lui, son mari. Comment a-t-elle pu en arriver là, comment a-t-elle pu signer devant le maire puis devant le notaire, alors que des signes précurseurs auraient dû l'alerter, son propre père lui avait fait la remarque d'ailleurs, la veille de son mariage, certes elle allait vivre dans une belle ferme mais décidément il n'aimait pas la façon dont son futur mari portait le regard sur elle. Pourquoi n'a-t-elle pas écouté son instinct ? Comment peut-elle à présent accepter cela et tenir, sauver les apparences ?
Pourtant, malgré le milieu, malgré l'époque, malgré les rumeurs, malgré l'image de mollesse et d'incapable qu'elle finit par porter comme une seconde peau enveloppant son corps devenu gros à force d'y cacher ses craintes, elle va avoir le courage de dévier la source, de rompre les racines.
Le second chapitre se situe en 1974 et plonge cette fois dans les pensées du mari désormais seul dans la ferme. Ruminations paralysantes sur ses incompréhensions, sources d'insomnies, qui gonflent l'homme de violence larvée. La satisfaction d'avoir gagné du fait de cette notion qui jette l'opprobre sur son ex-femme : le fameux abandon du domicile conjugal. Même si il y les coups, c'est vrai, mais elle l'énervait tant, après tout, toujours à être molle et inerte, à ne rien savoir faire. Il aime les femmes à personnalité pas les chiffes molles. Oui, il a eu des faiblesses, il le reconnait, mais tant de travail, tant de fatigue…Ces pensées du père apporte beaucoup au récit et évite notamment tout pathos, tout manichéisme, même si d'excuse le lecteur ne lui en donnera pas.
Enfin, le livre se termine en 2021, par le retour à la ferme familiale de l'une des filles, Claire, désormais quinquagénaire, qui fait le tour de la bâtisse avant sa vente et dont les souvenirs affluent.
Un récit en trois actes à l'écriture tranchante qui sait brillamment instiller les pensées dans l'action, la suspendant quelques instants, les laissant venir pénétrer, perturber, tout envahir jusqu'à la pétrification. Soliloque incessant, vagues tempétueuses, entre et pendant les gestes, mécaniques. C'est un procédé que j'aime tout particulièrement, friande de ces soliloques comme le manie avec génie un auteur tel que Lobo Antunes (je sais, encore lui…).
« La corbeille à linge est presque pleine. Elle se tient dans l'allée du jardin et secoue la tête pour ne pas penser à ces six premiers mois de son mariage, de janvier à juin 1960, où elle habitait Soulages. Elle se souvient et ça cogne de tous les côtés. Elle a été enceinte tout de suite, Isabelle est née le 30 novembre 1960, onze mois jour pour jour après leur mariage. Les deux combinaisons, le chemisier, la jupe ; elle les dépose sur le dessus de la corbeille ; elle ne reconnait pas son corps que les trois enfants ont
traversé ; elle ne sait pas ce qu'elle est devenue, elle est perdue dans les replis de son ventre couturé, haché par les cicatrices des trois césariennes. Ses bras, ses cuisses, ses mollets, et le reste. Saccagé ; son premier corps, le vrai, celui d'avant, est caché là-dedans, terré, tapi. Il dit, tu ressembles plus à rien. Il dit, tu pues, ça pue. Et il s'enfonce ».
Un roman court mais d'une puissance incroyable sur les violences conjugales, une lecture en apnée, témoin d'une époque où la résignation le disputait à la révolte et au changement, et pourtant, une violence, hélas, encore d'actualité.