Les maîtres du monde

C'était de ces cités pilotes où l'on cultive, sous couches de vingt étages, un échantillonnage plus ou moins exhaustif des peuples et des misères du monde. Pour les yeux étrangers, ceux de Scées par exemple, ou de Paris, Bagny évoquait plutôt un laboratoire du chaos. Pourtant la serre était féconde, et, bien que privés d'espace, de chlorophylle et de lumière, parfois même d'alimentation, les enfants y poussaient avec l'indifférence de ces champignons d'autoroute, tout à fait viables sinon digestes, qui trouvent dans le bitume un lit où naître, grandir et se reproduire. Ces enfants-là, on aurait dit qu'ils n'étaient nés de personne, d'aucune race et de nul continent, tombés tout droit du ciel sur les ailes de leurs mobylettes, parlant déjà leur langue déchue, les yeux déjà pourris par leurs drogues de pauvres (l'éther terrestre, l'acétone, la colle de garage, les sirops à la codéine et tous les reliquats des pharmacies cambriolées), qu'ils étaient venus au monde pour le viol, pour le meurtre et tous les défis stupides à la vie : car c'est eux-mêmes que ces enfants détruisaient, c'est bien entre eux qu'ils se violaient, entre eux qu'ils se tuaient dans les rixes, les virées suicides ou les parties de roulette russe, et si la mort faisait la délicate, si elle répugnait tout à coup à ramasser cette herbe fauchée d'avance, la balle d'un policier, d'un commerçant ou d'un voisin réglait l'affaire, tirée dans le dos, à la place des ailes.

Comment combattre deux cibles à la fois ? Je croyais qu'il fallait lutter contre l'héroïne, quand c'est l'alcool qui menaçait Lucas depuis toujours, alcool qu'il avalait par doses de plus en plus élevées, de plus en plus tôt le matin. "L'héroïne est un drogue inintelligente", prétendait Lucas, et longtemps. J'ai appris depuis, parmi toutes les choses qu'on peut apprendre d'une vie idiote - leçons insignifiantes tirées d'expériences elles-mêmes évitables, mais qui n'en continuent pas moins de nous farcir la tête, de nous l'encombrer au point qu'on se demande s'il y aurait encore la place pour autre chose, des choses utiles, justement, vitales ou essentielles -, j'ai donc appris que ces deux drogues étaient proches. Il court même, dans le milieu médical, une plaisanterie à ce sujet que Léo affectionnait "A quoi reconnaît-on qu'un héroïnomane est désintoxiqué ? Quand il est devenu alcoolique.

Lucas était de ces êtres qui ouvrent un livre, déchiffrent une dizaine de lignes et, sitôt achoppant sur un mot, une idée, une image qui les impressionne ou les trouble, lèvent les yeux et musardent au plafond pendant une heure.
On lit peu à ce rythme. Il s'était cru paresseux et cela l'effrayait. Beaucoup d'enfants sont ainsi : leur demande-t-on d'apprendre une leçon d'histoire, les voici transportés aussi sec dans l'histoire, soudain ils sont la proie des flammes, ils sont dans la terreur de voir les langues de feu grandir pour leur lécher les pieds, ou bien ils se tourmentent au souvenir de leurs vilaines pensées, ils se demandent avec stupeur s'ils n'ont pas eux-mêmes allumé le bûcher où se tord de douleur la pucelle (ce mot alors, lui-même tremplin à de nouvelles conjectures, soulevant de nouvelles questions, ainsi jusqu'à l'infini...); ces enfants-là, dont il semble que ce soit à leur intention qu'on ait inventé l'affreux mot de rêvasser, on a vite fait de les déclarer idiots, sous-doués, inaptes aux études.

Je ne savais rien de lui, mais qui en saurait jamais quelque chose ? C'était son talent singulier : Lucas se présentait aux autres vierge de tout, né de la dernière pluie et, traversant ses mondes successifs sans en regretter aucun, passait d'un destin à l'autre avec a même agilité oublieuse de phénix.

- C'est bizarre qu'un type intelligent comme toi n'ait pas remarqué ça... On demande toujours aux gens à quoi ils pensent dans les moments où la seule chose à leur demander serait : "Qu'est-ce que tu ressens ?"