Si le lecteur s'intéresse à Lycophron et à la poésie obscure (le "trobar clus" des troubadours, les Solitudes de Gongora, Mallarmé, G. M. Hopkins et quelques Surréalistes), à la poésie comme aventure dans le langage, il aura le choix entre deux versions : l'une explicative, universitaire, bilingue et brillante, publiée par Gérard Lambin aux Presses Universitaires de Rennes ; l'autre, oeuvre très personnelle de poète, qui est cette version de Pascal Quignard. Le texte grec rendu par Quignard est dépourvu de notes et d'explications, il est donné tel quel, dans ses allusions inexplorées, sa poésie des noms propres, ses images apparemment capricieuses. Il est d'une puissante poésie, et dans l'absence de toute explication extérieure, il oblige le lecteur à accepter telle quelle son obscurité, à se laisser aller aux images et au discours dans un état de lecture proprement poétique, et en laissant de côté les exigences de sa raison (le fameux "je n'y comprends rien !"). Le texte de Gérard Lambin s'étudie, c'est différent.
Zétès est le nom que se donne le traducteur ("zétès" est celui qui recherche, en grec) dans la seconde partie du volume, méditant sur sa traduction et sur ce qu'elle signifie pour lui et pour nous, contemporains. Il n'est pas indifférent que Pascal Quignard ait choisi la figure de Cassandre (ou Alexandra) pour sa traduction du grec : Cassandre est celle qui voit et crie la vérité sans être entendue ni comprise de quiconque, car elle a reçu le don prophétique d'Apollon sans payer le dieu de retour en se donnant à lui, selon leur accord. Cassandre vierge inspirée crie et est sacrifiée par les Grecs à l'issue de la Guerre de Troie (dans une autre version, c'est Clytemnestre, épouse meurtrière d'Agamemnon, qui la tue à Argos). La figure de Cassandre offre à Pascal Quignard, armé de son expérience de traducteur, de sa pratique de la psychanalyse, de son talent de poète et d'essayiste, ce qui lui est nécessaire pour réfléchir sur le langage, sur la poésie, sur la littérature : "Je cherche à comprendre l'impulsion qui pousse à dire même quand la voix est vaine, l'impulsion qui pousse celui qui parle à s'enferrer dans sa parole même quand personne ne le croit, l'impulsion qui pousse à écrire dans l'absence de sens préalable, loin de tout contenu de penser, fascination, crédit, puissance externes." (p. 240)
Cette série d'essais et de courts textes suit une logique de raisonnement très visible, même si parfois l'on butte sur des obscurités de pensée qui ne compromettent pas la thèse. Quelques distorsions dans les faits historiques ou leur interprétation (par exemple, la destruction de Carthage par les Romains vue par l'auteur comme une agression contre le monothéisme) surprennent un peu, et font penser que peut-être la pensée de Pascal Quignard est à prendre comme une fiction poétique de plus, sous la forme extérieure trompeuse du traité et de l'essai.
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Ecrire déstérilise la parole collective, souffrante, désirriguée, familiale, abstraite, sèche. Courante, dans le discours courant, la langue courante court les rues, s'étoile, se délave, s'assèche, se recroqueville, tombe. Elle tombe sur l'asphalte, ou sur le goudron, ou sur les pavés, aussi sèche, aussi pulvérulente, aussi siccative et fragile qu'une feuille morte. Elle s'effrite dans les journaux. Elle tombe enfin en poussière dans les caniveaux qui entourent les arbres à leur base.
Ecrire fait aborder une voix antérieure sur une rive plus écartée des contemporains, plus extérieure aux murs de la cité, mais plus vivante, et même renaissante, à défaut d'être encore sociale.
p. 147
Là : parfaitement calme,
- du creux des rocs que la mer ronge
les marins jaillirent, ils tranchèrent qui les maintenaient au rivage
les cordes. La mer, qu'on tète et celle qui tue les vierges,
les filles scolopendre la frappèrent, filles aux beaux yeux du plat des rames
filles bateaux du mont Chauve, les filles blanches-noires, écumes-coraux, cigognes
au delà des Kalydnes paraissaient les voiles qui brillaient
en poupe la figure liée et les bras étendus, les étoffes
planantes par les souffles qui viennent du nord suivant le monde des étoiles, de la violence d'un vent qui brûle. C'est à ce moment là -
Qu'est-ce qu'une civilisation ? Ma définition est simple. Une civilisation est une société à langue morte.
Il faut entendre dans langue morte langue sacrificielle. Une civilisation, à la différence d'une société humaine ordinaire, repose sur une langue sacrificielle, sacrée, dont la médiation est secrète, écrite.
Cette langue soustraite à l'oralité commune appelle des oeuvres ésotériques, ineffables, secrètes.
La langue écrite appelle finalement une littérature parce qu'en elle règne un appelant muet.
p. 271
Λέξω τὰ πάντα νητρεκῶς, ἅ μ´ ἱστορεῖς,
ἀρχῆς ἀπ´ ἄκρας·
Je dirai—
c'est sans détour que je dirai toutes choses...Je dirai
cela depuis l'origine et dès ce qui culmine.
Ob-scurus», c'est ce qui se tient là, devant, toujours déjà : devant. C'est ce qui se tient là, devant, comme en forêt, le couvert des feuilles plus loin et de telle sorte : l'éclaircie, la clairière. Obscur comme toujours de l'air, des lèvres au voeu d'un tutoiement.... Obscur comme en saillie et Dit du retrait même, littoral toujours déjà franchi dévastant la Terre la soulevant en Monde : les lèvres d'une plaie. Obscur de tous côtés et nulle part en deçà. Rien qu'ici : déjà-ourlet de la bouche de la voix et des mots avant toute parole en excédant le pli.
LYCOPHRON – L'Alexandra : la mythologie grecque et les commentaires (Conférence vidéo, 2010)
Conférence prononcée par André Hurst, enregistrée le 28 janvier 2010, à l'Université de Grenoble.