Un livre choisi presque par hasard, en cherchant scandinave, histoire, roman, non policier, d'un auteur qui ne fait plus les « unes »… et je suis tombée sur
l'extradition des Baltes. Surprise complète, bonheur de lecture total, réflexion politico-philosophico-morale absolue et salvatrice.
Qu'est-ce que c'est que ce livre, édité chez Babel (j'ai confiance) et lourd de plus de 500 pages aux petits caractères ?
Et puis, en lisant la quatrième de couverture, on apprend qu'il s'agit d'une histoire réelle qui a concerné quelques 146 Baltes, prisonniers de guerre, criminels de guerre ? - on ne sait pas - , réfugiés, internés, à la fin de la guerre (la seconde, la mondiale) en Suède.
Peanuts, étant donné ce qu'on entend aujourd'hui, ou voit, tous les jours. Comment donc, diable, diantre,
Per Olov Enquist, pourrait-il tenir en haleine son lecteur avec une histoire pareille, et datant de… certes le livre a été publié en 1968, puis réédité en 1985 (je lis cette édition-là), datant donc.
Je résume, en 1968, un Suédois qui est âgé d'une trentaine d'années, chercheur, publie un roman, ROMAN, sur 146 Baltes qui ont plus ou moins fricoté avec l'armée allemande ou directement avec la police allemande ou balte, nazie, pour commettre des actes de guerre, cela est sûr, sans doute des crimes de guerre, des exécutions, des exterminations…, ces Baltes se sont réfugiés en Suède, internés dans un camp et la question s'est posée à la fin du conflit donc vers l'été 1945… qu'est-ce qu'on en fait ? C'est d'abord toute une histoire car les états baltes alors n'existent pas comme aujourd'hui. Ballotés entre la Russie, l'URSS et l'Allemagne, et parfois indépendants, parfois assujettis, leur propre histoire est compliquée.
J'en viens à la lecture du roman. Car il s'agit bien d'un roman. Là est la première prouesse de
Per Olov Enquist. le narrateur est le chercheur suédois, qui environ vingt ans après, enquête sur les faits. Cependant, le chercheur narrateur est lui-même acteur. Cette double narration permet une mise en perspective des travaux du chercheur et une réflexion sur le travail de l'historien investiguant sur une histoire très proche, s'appuyant à la fois sur des archives écrites et des témoignages oraux, oscillant par conséquence entre la véracité, la vérité, la sincérité et donc forcément la sentimentalité.
Ainsi, page 288 : « n'accepte pas de présentation, pense par toi-même, sois soupçonneux. Il n'y a pas d'objectivité sacrée, pas de véritable vérité, libérée de ses origines politiques. Essaie, sois soupçonneux. Remets en question. »
Puis, page 302 : « pourquoi traduisait-il toujours humanité par sentimentalité ? »
Il y a donc roman car c'est d'abord l'histoire de ce chercheur « le Suédois ». C'est son histoire, son parcours, en tant que chercheur, historien, suédois, ancré dans les années soixante et devant comprendre pour en faire une analyse correcte, comprendre pour rendre compte.
Le livre est complexe car l'auteur s'attache à montrer le travail de fourmi du chercheur. C'est toute la première partie du livre, les débats politiques qui amènent à une décision. Cette partie peut paraître fastidieuse, ennuyeuse (pour certains, mais pas moi personnellement, mais j'imagine), curieuse : comment des décisions capitales, qui risquent de mettre la vie d'humains en danger, voire à les conduire vers la mort, comment lorsqu'on est représentant d'une démocratie, comment cette prise de décision intervient-elle ? et une fois qu'elle est prise… que l'opinion, les médias s'en emparent, la discutent, comment celui qui a eu ce pouvoir décisionnaire assumera-t-il les conséquences de son acte, de sa signature ?
Le roman dans ces chapitres-là, atteint une dimension morale et philosophique passionnante. Certes, dans une Suède qui passe d'un gouvernement de coalition à un gouvernement social-démocrate, ce qui permettra à quelques-uns de se défausser. Oh, fichtre, déjà, en 1945 ?
« Au point d'intersection entre deux manières évidentes d'envisager les choses, au point d'intersection entre la politique et l'homme, se trouvait la sensation douloureuse que la solution et la réponse ne pourraient jamais être vraiment justes, entièrement honnêtes. »
Enfin, la dernière partie du roman s'attache à retracer le devenir de ces extradés. Il prend alors une dimension humaine très émouvante. Alors que l'auteur reste factuel, le chercheur ne cherche plus une vérité car il sait qu'elle n'existe pas, il voudrait comprendre l'incompréhensible. le roman prend une couleur émotionnelle d'une intensité extraordinaire, car le chercheur va à la rencontre de ces Baltes, qui ne sont plus ni Baltes, ni soldats, ni… ils sont des êtres humains, des êtres survivants, fallait-il survivre ? Eux, répondent, oui. le chercheur n'a pas la réponse : « il était assis là, sur le pont, au soleil, et le jeu était encore un jeu et n'était qu'en partie caché par leurs visages. Il pensait : je laisse tout derrière moi, je me ferme. Devant moi, il y a une surface d'eau, un fleuve, du soleil, de la lumière, des reflets, de la chaleur. Il pensait : je reste ici, je n'entends pas leurs cris, ne vois pas leurs larmes. Je reste ici, ne participe pas, reste assis au soleil. Tout seul. Je me persuade que je ne vais jamais comprendre. Je ne vais de toute façon jamais comprendre. »
Une belle lecture qui ne laisse pas indifférente : "mais il y avait beaucoup de camps de réfugiés à Lubeck et en Allemagne, et beaucoup de réfugiés, presque tous, demandaient des visas pour des pays occidentaux et quelques-uns les reçurent. Les Anglais vinrent tout d'abord et prirent les plus aptes au travail - les hommes de vingt à trente ans. Puis ce furent les Canadiens qui ramassèrent une partie des réfugiés productifs. Puis les Australiens qui laissèrent entrer chez eux les familles dont deux membres étaient au moins aptes au travail. Les meilleurs, les plus sains, les plus forts disparurent tout d'abord. Les vieux restèrent, bien entendu, personne n'en voulait. Les malades restèrent, les veuves et leurs petits enfants restèrent, tous ceux qui n'étaient pas immédiatement utiles."
Et cela s'est passé en Europe, en Suède, en 1945.
Assurément, je viens de lire un bel ouvrage.