Si pour vous une biographie est susceptible d'être ennuyeuse ;
Si pour vous une biographie est une succession de faits et de dates sans "âme" ;
Et bien oubliez tous vos a priori ;
Et bien oubliez tous les codes de la "biographie traditionnelle" ;
et plongez dans celle-ci
Je vous accorde que le personnage s'y prête, on a tous en mémoire une représentation de Cléopâtre quelque soit l'art concerné :
- en peinture dans le banquet de Cléopâtre de
Giambattista Tiepolo ou Cléopâtre et César de Jean-Léon Gérôme ;
- en sculptures qu'elles sont antiques et plus récentes ;
- Liz Taylor sur grand écran ;
- Dans une case de BD avec Asterix ;
- Dans la littérature antique
Plutarque la dépeint comme une séductrice - prêtre à tout dès sa jeunesse. Dans le tome consacré à Antoine, de ses
Vies parallèles des hommes illustres, il évoque le charme de sa voix: «On avait plaisir à entendre le son de sa voix; sa langue était comme un instrument à plusieurs cordes qu'elle adaptait sans effort au dialecte qu'elle voulait»
Autant dire qu'elle n'en finit pas d'alimenter notre imaginaire, et selon l'angle sous lequel on appréhende sa vie, son histoire on oscille très vite en Mythe et Tragédie
Frédéric Martinez fait montre d'un grand talent dans une biographie à nulle autre pareil, dans laquelle il joue habilement avec les codes de la tragédie et du mythe en réussissant à se libérer des aspects historiques connus pour lui apporter un souffle nouveau, et quel souffle.
C'est ébouriffant, bluffant, déroutant et ça fonctionne à 200 %
Frédéric Martinez se base sur les faits, mais aussi les anecdotes célèbres telle celle où Cléopâtre est "déroulée" d'un tapis aux pieds de César. le tout dans une mécanique d'écriture savamment huilée
Dans ce texte qui se lit comme un roman, notre imagination est mise à contribution l'auteur expliquant lui-même : " Reine sans visage, Cléopâtre est belle comme un rêve de pierre. Les historiens s'y cassent les dents. Il faut nous débrouiller. Il faut débaucher la fée imagination pour donner corps à cette femme qu'on dit fatale et qui, assure-t-on, tuait ses amants après une nuit de plaisir, mais que ne dit-on pas ? Je l'imagine, donc, affable et piquante, aguichante. Ses mains, aux ongles peints au henné, décrivent des arabesques quand elle discute avec animation. Elle joue distraitement avec ses colliers de perles, s'ennuie doucement, touche ses cheveux. Sa morgue de fille à papa, sa majesté de nouvelle Isis intangible désavouent ses tenues provocantes que pourraient porter les putains des faubourgs d'Éleusis. Elle est le feu. Elle est la glace. L'injonction du désir et son châtiment. Affolant mélange de séduction et d'interdit, elle est inaccessible et désirable, bref irrésistible. Une icône. Une actrice."
C'est écrit telle une tragédie et selon la tradition établie, la tragédie classique est composée de cinq actes, c'est le ca. Avec une "entorse" sur la règle des 3 unités (temps, lieu et action). Mais la progression dramatique est bien présente.
Acte I.
Cléopâtre VII Philopator (qui aime son père), dernière des Ptolémée, elle est belle, elle est intelligente, elle est cultivée, elle parle plusieurs langues (utile en politique), elle maîtrise de nombreuses disciplines (arithmétique, géométrie, la musique, la médecine, l'astronomie, ...) mais quoi de plus normal quand on est à Alexandrie, où se trouve "tout le savoir du monde",
Homère est son auteur de chevet (elle y apprend la ruse d'Ulysse). Elle attend son heure et finira par évincer Bérénice sa soeur pour devenir reine d'Égypte à 18 ans.
Acte II.
C'est le moment de la rencontre avec César qui scelle à la fois une union politique et sentimentale. C'est l'heure des batailles avec leurs lots de virements, de chavirements, de revirements. D'alliances, de "désalliances" (désolé pour ce néologisme) et de mésalliances C'est l'heure des conquêtes romaines célébrées dans le faste égyptien, les "festins d'Anubis" qui les conduira tous deux à la gloire. Viendra ensuite la naissance de Césarion "objet" d'un autre projet : réunir l'Orient et l'Occident.
Acte III.
Défier les romains chez eux. Cléopâtre sait que l'avenir de l'Égypte commence à Rome. Cléopâtre suit César à Rome où elle se sait pourtant haïe. le plaisir est trop grand d'imposer sa puissance et de faire trembler les romains face à l'ambitieux projet commun.
Mais à Rome c'est le temps des intrigues, Lupercales, complot contre César, ides de Mars. César n'est plus, mais Cléopâtre est toujours bien présente, elle repart seule, mais loin de s'avouer vaincue.
Acte IV.
Encore. Et encore. Fuir. Toujours fuir. Est-ce donc là le destin d'une reine, d'une déesse ici-bas ? La femme la plus riche du monde ne possède pas ce bien si rare et qui ne s'achète pas en drachmes ou en sesterces : la tranquillité d'âme.
Plus viennent la famine, la Peste, la sécheresse : Un dur métier. Reine d'Égypte en ces temps troublés n'est pas une sinécure.
Nouvelle chance que cette idylle avec Marc-Antoine. Il a tout pour lui : jeunesse, impulsivité, brutalité mais surtout il l'aime. Est-ce réciproque : "Elle maigrit, elle pâlit. Elle pleure. Son rôle d'amoureuse tragique requiert quelques transformations. Faire pitié, c'est séduire encore. Cléopâtre feint de mourir d'amour pour Antoine."
Ils seront rattrapés par le destin et la fatalité. Il faut régler les questions de la succession, de l'infidélité, de l'ambition d'Octavien assoiffé de gloire, qui ira jusqu'à déguiser sa guerre civile en guerre internationale
Acte V.
Ultimes combats comme à Actium, pour d'
Ultimes trahisons et fuites : "Les soldats d'Antoine regardent avec stupéfaction, avec une terreur mêlée de colère probablement, les soixante navires de l'escadre égyptienne qui s'enfuient sans leur porter secours." Pour d'
Ultimes subterfuges : "Elle se tient en retrait dans le golfe, à l'abri du demi-cercle décrit par les escadres d'Antoine, attendant le moment propice pour gagner la mer libre et cingler vers Alexandrie." pour d'
Ultimes soubresauts de vies
Mais pour quoi ? Pour le pouvoir. Pour l'ambition. pour la gloire. Pour l'éternité. A moins que ce ne soit tout ça à la fois.
Marc Antoine se tue piégé quand on lui annonce le suicide Cléopâtre.
Cléopâtre met en scène de sa mort tel celle d'un pharaon, le dernier pharaon. Elle deviendra mythe, cela transparait dans l'écriture de
Frédéric Martinez : "Du vent, tout ça : terrasser l'Hydre de Lerne, étouffer le lion de Némée, battre à la course des biches aux pieds d'airain et puis quoi encore ? du vent, des fables. Hercule et Dionysos pas davantage ne sauraient résister à Vénus en personne. La voici, fille de l'écume, surgissant des eaux de la Méditerranée. Elle a quitté les cimes improbables de l'Olympe pour faire une entrée fracassante sur la scène de l'Histoire. Qui mieux qu'elle pouvait l'incarner ? Cléopâtre a soigné les détails, passé un déshabillé antique du plus bel effet. Ce n'est pas une cliente de Rome qui navigue ce jour-là au large de Tarse, ce n'est pas même une reine : c'est une déesse."
Frédéric Martinez nous emmène dans un livre où tout brille comme dans la thalamège, le vaisseau royal "tout rutile et chatoie, Thalamegos, est un palais mouvant, un îlot de luxe dérivant sur le Nil. César n'est jamais monté à bord d'un semblable navire. La thalamège de Cléopâtre comprend de nombreuses chambres, des cours bordées de colonnades, des sanctuaires dédiés à Vénus et à Dionysos, des salles pour les banquets et réjouissances pourvues de plafonds à coffrages ou couvertes d'un dais pourpre. le décor est fastueux : couleurs vives, boiseries en cèdre et en cyprès, peintures et feuilles d'or. Des bustes royaux ornent les appartements. le style grec prime. Une des salles de banquet fait une concession au goût égyptien : pétales de lotus et feuilles d'acanthe décorent les chapiteaux des colonnes aux tambours noir et blanc. Un escalier rejoint les niveaux. Il est possible d'exercer son corps dans un gymnase, de cultiver son esprit dans une salle de lecture ou de se délasser dans une salle de repos, de prendre un bain dans une piscine en cuivre. La grotte artificielle et le jardin d'hiver offrent un refuge aux méditatifs ou aux amoureux transis égarés dans cette cour flottante."
L'écriture est d'une efficacité redoutable, les chapitres s'enchaînent à toute vitesse, le récit foisonne de détails.
Les éléments ne sont pas en reste : on sent le vent de l'Orient souffler sur les pages, la chaleur du désert brûle les doigts, le soleil rend Cléopâtre solaire, le Nil et la Méditerranée nous rafraîchissent.
Une fois le livre refermé...
une seule envie : s'y replonger comme pour le redécouvrir, comme pour y trouver de nouveaux détails, comme pour en faire une nouvelle lecture. C'est souvent le cas avec les Mythes ou les Tragédies.