En décembre 1885 à Londres, l'honorable colonel George Fitzgerald de la division des opérations militaires en Birmanie et les Indes orientales reçoit la requête insolite d'un piano à queue de la marque Erard à faire parvenir au médecin-major Anthony Carroll en poste dans la jungle nord-est de la Birmanie.
Un refus pour des raisons logistiques évidentes est hors de question, car il se trouve que Carroll, grâce à ses bons rapports avec les princes locaux, est un facteur important de sécurité dans une région menacée par des rébellions fréquentes et la proximité des troupes françaises d'Indochine.
Un splendide piano Erard est donc expédié à Mandalay, en partie à dos d'éléphants. Mais la grande humidité a vite désaccordé cette merveille et
l'accordeur de piano Edgar Drake est sollicité pour y aller faire le nécessaire, moyennant une indemnité égale à un an de salaire pour 3 mois de mission.
Le 26 novembre 1886 c'est le grand départ pour Drake, qui à 41 ans n'est jamais sorti d'Angleterre. Un voyage bien long et éprouvant : Calais, Marseille, Alexandrie, le Canal de Suez, Aden, Bombay, Calcutta, le golfe du Bengale, Rangoon, Mandalay, Mae Lwin, où attendent Carroll et le piano.
Pendant ce voyage, l'auteur nous explique la situation politique à la fin du XIXe siècle dans le nord de la Birmanie et les bagarres entre Birmans, Chans, Karens, dacoïts (bandits armés) ... et Britanniques.
Daniel Mason paie aussi hommage au génial facteur de pianos, Sébastien Érard, né à Strasbourg en 1725 et mort à Passy en 1831. le révolutionnaire constructeur de pianos, qui avait la faveur d'Haydn, Liszt, Beethoven et ...Napoléon.
Cette odyssée du courageux accordeur de piano en ferry, train, paquebot, navire fluvial à vapeur, à dos de poneys et de boeufs, lui aura pris la bagatelle de 2 bons mois. Il est vrai qu'une attaque du légendaire fauteur de guerre Twet Nga Lu, un moine bouddhiste défroqué et converti au banditisme, a provoqué des retards imprévus.
La deuxième partie du livre se passe à Mae Lwin, à quelques kilomètres de la frontière du Siam et de l'Indochine française, et en fait le royaume (privé) du médecin-major Anthony Carroll.
Carroll est un idéaliste qui a horreur des campagnes militaires de l'armée de sa Gracieuse Majesté qui pourraient être évitées si l'Albion alimentait les pauvres villageois qui meurent de faim.
Le toubib croit également que la musique pourrait jouer un rôle important dans l'instauration d'une coexistence pacifique, comme les soirées de piano l'ont joliment prouvé.
Or, ce magnifique piano à queue en acajou brun foncé est dans un état lamentable non seulement à cause de la grande humidité, mais aussi parce qu'une balle de fusil l'a traversé lors d'une escarmouche.
Heureusement que Drake a apporté "l'équipement de base" tels des tournevis de réglage, des pinces à écarter les touches, un espaceur de touches, un crochet pour ajuster les ressorts, des clés anglaises...
N'empêche que la tâche sera évidemment dure !
Du progrès de cette tâche, ses rapports avec Carroll et la situation dans ce poste éloigné de l'Empire britannique, Drake informe de manière régulière sa bien-aimée Katherine à Londres par courrier.
L'ouvrage est original, instructif et agréable à lire parce que l'auteur,
David Mason, après ses études de biologie et de médecine, a séjourné dans cette partie du globe et qu'il en a gardé manifestement un excellent souvenir.
Il est actuellement professeur à l'université de Stanford, l'auteur de "
Un lointain pays" en 2007 et l'époux de l'écrivaine
Sara Houghteling de qui j'ai récemment commenté son ouvrage "
Pictures at an Art Exhibition".