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Extrait :
Le fou de Dieu.
Molière,
Dom Juan
Il me semble qu'un contresens est fait à propos de cette pièce lorsqu'on affirme que
Dom Juan est athée. Ce sont les deux premières scènes de l'acte III qui sont citées afin d'étayer cette thèse. Dans la première,
Dom Juan se moque des croyances de Sganarelle à propos du Ciel, de l'Enfer, du diable, de la vie après la mort, du Moine bourru et de la preuve physico-théologique et finit par affirmer qu'il ne croit qu'en une seule chose, à savoir que « deux et deux sont quatre » et que « quatre et quatre sont huit ». Dans la seconde,
Dom Juan promet un Louis d'or au pauvre à condition qu'il jure et, comme il refuse obstinément de le faire,
Dom Juan lui abandonne quand même la pièce « pour l'amour de l'humanité ».
Quelle est la valeur de ces preuves ? Nulle. Il ne faut, en effet, pas confondre la critique de la religion, de la pratique religieuse avec la critique de l'existence de Dieu. Ces deux scènes sont la réfutation de la pratique superstitieuse de la religion. le Ciel, l'Enfer et le Moine bourru appartiennent à divers degrés au folklore religieux et celui qui croit en Dieu parce qu'il a peur des châtiments ou parce qu'il espère une juste rétribution n'est pas un véritable croyant ; la Bible elle-même l'affirme plusieurs fois : le Livre de Job montre que la véritable foi réside dans la pureté de l'amour et non dans la crainte ou l'espérance et Jésus insiste sur la pureté de l'intention. le véritable amour de Dieu réside dans le désintéressement.
Sganarelle, qui voit bien que ses allégations n'ont aucun effet sur son maître, décide de se lancer dans l'exposé de la preuve physico-théologique qui est la preuve préférée des théologiens de tout horizon (les premiers à l'utiliser furent les Grecs). Cette preuve consiste à dire que l'harmonie du monde est le gage de l'existence d'une volonté organisatrice. C'est à la perfection de sa création qu'on devine la perfection de l'artisan. Voulant montrer la perfection de la machine humaine, Sganarelle bouge en tout sens et finit par tomber par terre. Or, cette preuve est à l'image de Sganarelle, elle ne tient pas debout puisque le principe d'ordre peut être n'importe quoi, même le hasard.
Avec le pauvre, la critique de la religion atteint ses limites bien qu'elle se fasse plus radicale puisque
Dom Juan s'en prend à la pratique de la prière. le « grand seigneur méchant homme » s'étonne en effet que l'ermite soit condamné à demander l'aumône alors qu'il prie sans arrêt. Et
Dom Juan échoue. En fait,
Dom Juan échoue parce qu'il a sous-estimé l'ermite, parce qu'il l'a pris pour un croyant à la Sganarelle. Il y a, en effet, deux manières d'appréhender la prière ; l'une vulgaire et superstitieuse, l'autre sincère et c'est parce que
Dom Juan est persuadé que l'ermite prie vulgairement qu'il le défie. La prière vulgaire est revendicatrice, elle consiste à demander à Dieu certains bienfaits et est, en ce sens, doublement blasphématoire puisqu'elle suppose deux choses : d'une part que le monde qu'Il a créé n'est pas parfait (il faut changer quelque chose), d'autre part que Dieu ne sait pas ce que nous voulons (alors qu'il sonde « les reins et les coeurs »). Ainsi entendue, la prière est la négation de toute Providence (providere en latin signifie "pré-voir" et "pour-voir"). C'est pour cette raison que Jésus la condamne (Matthieu, VI, 7) et qu'il recommande de simplement louer Dieu. Or, c'est justement ce que fait l'ermite. Alors que
Dom Juan lui demande pourquoi il n'obtient aucune faveur de Dieu, l'ermite répond sans comprendre qu'il prie pour les autres et non pour lui. Il y a dialogue de sourds et c'est pourquoi
Dom Juan, impressionné, reconnaît sa défaite et ne s'en sort que par une ultime bravade, en invoquant l'amour de l'humanité qui lui est tout aussi étranger que l'amour de Dieu…
Reste à se demander si
Dom Juan ne croit vraiment qu'en « deux et deux sont quatre ». Il me semble qu'il ne s'agit là que d'une bravade, bravade qui en annonce d'autres : l'invitation à dîner faite et réitérée à la statue du Commandeur et la décision de suivre cette même statue venant le chercher chez lui. Crachons-nous au ciel si nous sommes athées ? Allons-nous consulter un astrologue si nous ne croyons pas à l'astrologie ? Les provocations de
Dom Juan ne sont pas le signe de son athéisme :
Dom Juan croit en Dieu, sinon Il lui serait indifférent, mais il voudrait que Dieu croie en lui, qu'Il lui donne une importance, quitte à être foudroyé. Cela explique pourquoi il répond à Sganarelle qui lui reproche l'immoralité de son attitude que « c'est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble (acte I, scène 2). » Il m'étonnerait beaucoup qu'un incroyant prononce ce genre de phrase...