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EAN : 9782070439034
128 pages
Gallimard (10/06/2010)
3.15/5   10 notes
Résumé :

Dans Folioplus classiques, le texte intégral, enrichi d'une lecture d'image, écho pictural de l'oeuvre, est suivi de sa mise en perspective organisée en six points : mouvement littéraire : Les Lumières et la naissance de l'esthétique. Genre et registre : Un essai chez les Encyclopédistes. L'écrivain à sa table de travail : Les voyages de l'écriture. Groupement de textes : Jardins et paysages peints aux XVI... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
Ce sont les différents plaisirs de notre âme qui forment les objets du goût. Il ne suffit pas de montrer à l'âme beaucoup de choses, il faut les lui montrer avec ordre. L'âme aime la symétrie, les contrastes, la surprise. Les gens délicats sont ceux qui à chaque idée ou à chaque goût joignent beaucoup d'idées ou de goûts accessoires.
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essai assez bien ficelé et réalisé apr l'auteur assez court et condensé un bon moment de lecture !
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Citations et extraits (26) Voir plus Ajouter une citation
DU JE NE SAIS QUOI.

Il y a quelquefois dans les personnes ou dans les choses un charme invisible, une grâce naturelle, qu’on n’a pu définir, et qu’on a été forcé d’appeler le « je ne sais quoi ». Il me semble que c’est un effet principalement fondé sur la surprise. Nous sommes touchés de ce qu’une personne nous plaît plus qu’elle ne nous a paru d’abord devoir nous plaire, et nous sommes agréablement surpris de ce qu’elle a su vaincre des défauts que nos yeux nous montrent, et que le cœur ne croit plus. Voilà pourquoi les femmes laides ont très-souvent des grâces, et qu’il est rare que les belles en aient : car une belle personne fait ordinairement le con-con con-traire de ce que nous avions attendu ; elle parvient à nous paraître moins aimable ; après nous avoir surpris en bien, elle nous surprend en mal ; mais l’impression du bien est ancienne, celle du mal nouvelle : aussi les belles personnes font-elles rarement les grandes passions, presque toujours réservées à celles qui ont des grâces, c’est-à-dire des agréments que nous n’attendions point, et que nous n’avions pas sujet d’attendre. Les grandes parures ont rarement de la grâce, et souvent l’habillement des bergères en a. Nous admirons la majesté des draperies de Paul Véronèse ; mais nous sommes touchés de la simplicité de Raphaël et de la pureté du Corrége. Paul Véronèse promet beaucoup, et paie ce qu’il promet. Raphaël et le Corrége promettent peu, et paient beaucoup ; et cela nous plaît davantage.

Les grâces se trouvent plus ordinairement dans l’esprit que dans le visage : car un beau visage paraît d’abord, et ne cache presque rien ; mais l’esprit ne se montre que peu à peu, que quand il veut, et autant qu’il veut : il peut se cacher pour paraître, et donner cette espèce de surprise qui fait les grâces.

Les grâces se trouvent moins dans les traits du visage que dans les manières ; car les manières naissent à chaque instant, et peuvent à tous les moments créer des surprises ; en un mot, une femme ne peut guère être belle que d’une façon, mais elle est jolie de cent mille.

La loi des deux sexes a établi parmi les nations policées et sauvages, que les hommes demanderaient, et que les femmes ne feraient qu’accorder : de là il arrive que les grâces sont plus particulièrement attachées aux femmes. Comme elles ont tout à défendre, elles ont tout à cacher ; la moindre parole, le moindre geste, tout ce qui, sans choquer le premier devoir, se montre en elles, tout ce qui se met en liberté devient une grâce ; et telle est la sagesse de la nature, que ce qui ne serait rien sans la loi de la pudeur, devint d’un prix infmi depuis cette heureuse loi, qui fait le bonheur de l’univers.

Comme la gêne et l’affectation ne sauraient nous surprendre, les grâces ne se trouvent ni dans les manières gênées ni dans les manières affectées, mais dans une certaine liberté ou facilité qui est entre les deux extrémités ; et l’âme est agréablement surprise de voir que l’on a évité les deux écueils. Il semblerait que les manières naturelles devraient être les plus aisées : ce sont celles qui le sont le moins ; car l’éducation, qui nous gêne, nous fait toujours perdre du naturel : or nous sommes charmés de le voir revenir.

Rien ne nous plaît tant dans une parure que lorsqu’elle est dans cette négligence ou même dans ce désordre qui nous cache tous les soins que la propreté n’a pas exigés, et que la seule vanité aurait fait prendre ; et l’on n’a jamais de grâce dans l’esprit que lorsque ce que l’on dit est trouvé[8] et non pas recherché.

Lorsque vous dites des choses qui vous ont coûté, vous pouvez bien faire voir que vous avez de l’esprit, et non pas des grâces dans l’esprit. Pour le faire voir, il faut que vous ne le voyiez pas vous-même, et que les autres, à qui d’ailleurs quelque chose de naïf et de simple en vous ne promettait rien de cela, soient doucement surpris de s’en apercevoir.

Ainsi les grâces ne s’acquièrent point : pour en avoir, il faut être naïf. Mais comment peut-on travailler à être naïf ?

Une des plus belles fictions d’Homère, c’est celle de cette ceinture qui donnait à Vénus l’art de plaire. Rien n’est plus propre à faire sentir cette magie et ce pouvoir des grâces, qui semblent être données à une personne par un pouvoir invisible, et qui sont distinguées de la beauté même. Or cette ceinture ne pouvait être donnée qu’à Vénus. Elle ne pouvait convenir à la beauté majestueuse de Junon ; car la majesté demande une certaine gravité, c’est-à-dire une gêne opposée à l’ingénuité des grâces. Elle ne pouvait bien convenir à la beauté fière de Pallas ; car la fierté est opposée à la douceur des grâces, et d’ailleurs peut souvent être soupçonnée d’affectation.
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DES BEAUTÉS QUI RÉSULTENT D'UN CERTAIN
EMBARRAS DE L’AME.

Souvent la surprise vient à l’âme de ce qu’elle ne peut pas concilier ce qu’elle voit avec ce qu’elle a vu. Il y a en Italie un grand lac qu’on appelle le Lac Majeur, il Lago Maggiore : c’est une petite mer dont les bords ne montrent rien que de sauvage. A quinze milles dans le lac sont deux îles d’un quart de lieue de tour, qu’on appelle les « Borromées », qui sont, à mon avis, le séjour du monde le plus enchanté. L’âme est étonnée de ce contraste romanesque, de rappeler avec plaisir les merveilles des romans, où, après avoir passé par des rochers et des pays arides, on se trouve dans un lieu fait pour les fées.

Tous les contrastes nous frappent, parce que les choses en opposition se relèvent toutes les deux : ainsi, lorsqu’un petit homme est auprès d’un grand, le petit fait paraître l’autre plus grand, et le grand fait paraître l’autre plus petit.

Ces sortes de surprises font le plaisir que l’on trouve dans toutes les beautés d’opposition, dans toutes les antithèses et figures pareilles. Quand Florus dit : « Sore et Algide (qui le croirait ?) nous ont été formidables ; Satrique et Cornicule étaient des provinces ; nous rougissons des Boriliens et des Véruliens, mais nous en avons triomphé ; enfin Tibur, notre faubourg ; Préneste, où sont nos maisons de plaisance, étaient le sujet des vœux que nous allions faire au Capitole[9] » ; cet auteur, dis-je, nous montre en même temps la grandeur de Rome et la petitesse de ses commencements ; et l’étonnement porte sur ces deux choses.

On peut remarquer ici combien est grande la différence des antithèses d’idées d’avec les antithèses d’expression. L’antithèse d’expression n’est pas cachée ; celle d’idées l’est ; l’une a toujours le même habit, l’autre en change comme on veut ; l’une est variée, l’autre non.

Le même Florus, en parlant des Samnites, dit que leurs villes furent tellement détruites, qu’il est difficile de trouver à présent le sujet de vingt-quatre triomphes : ut non facile appareat materia quatuor et viginti triumphorum[10]. Et par les mêmes paroles, qui marquent la destruction de ce peuple, il fait voir la grandeur de son courage et de son opiniâtreté.

Lorsque nous voulons nous empêcher de rire, notre rire redouble à cause du contraste qui est entre la situation où nous sommes et celle où nous devrions être. De même, lorsque nous voyons dans un visage un grand défaut, comme, par exemple, un très-grand nez, nous rions à cause que nous voyons que ce contraste avec les autres traits du visage ne doit pas être. Ainsi les contrastes sont cause des défauts aussi bien que des beautés. Lorsque nous voyons qu’ils sont sans raison, qu’ils relèvent ou éclairent un autre défaut, ils sont les grands instruments de la laideur, laquelle, lorsqu’elle nous frappe subitement, peut exciter une certaine joie dans notre âme, et nous faire rire. Si notre âme la regarde comme un malheur dans la personne qui la possède, elle peut exciter la pitié ; si elle la regarde avec l’idée de ce qui peut nous nuire, et avec une idée de comparaison avec ce qui a coutume de nous émouvoir et d’exciter nos désirs, elle la regarde avec un sentiment d’aversion.

De même dans nos pensées, lorsqu’elles contiennent une opposition qui est contre le bon sens, lorsque cette opposition est commune et aisée à trouver, elles ne plaisent point et sont un défaut, parce qu’elles ne causent point de surprise ; et si au contraire elles sont trop recherchées, elles ne plaisent pas non plus. Il faut que dans un ouvrage on les sente parce qu’elles y sont, et non pas parce qu’on a voulu les montrer ; car pour lors la surprise ne tombe que sur la sottise de l’auteur.

Une des choses qui nous plaît le plus, c’est le naïf ; mais c’est aussi le style le plus difficile à attraper : la raison en est qu’il est précisément entre le noble et le bas ; et il est si près du bas, qu’il est très-difficile de le côtoyer toujours sans y tomber.

Les musiciens ont reconnu que la musique qui se chante le plus facilement est la plus difficile à composer : preuve certaine que nos plaisirs et l’art qui nous les donne sont entre certaines limites.

A voir les vers de Corneille si pompeux et ceux de Racine si naturels, on ne devinerait pas que Corneille travaillait facilement et Racine avec peine.

Le bas est le sublime du peuple, qui aime à voir une chose faite pour lui et qui est à sa portée.

Les idées qui se présentent aux gens qui sont bien élevés, et qui ont un grand esprit, sont ou naïves, ou nobles, ou sublimes.

Lorsqu’une chose nous est montrée avec des circonstances ou des accessoires qui l’agrandissent, cela nous paraît noble : cela se sent surtout dans les comparaisons où l’esprit doit toujours gagner et jamais perdre ; car elles doivent toujours ajouter quelque chose, faire voir la chose plus grande, ou, s’il ne s’agit pas de grandeur, plus fine et plus délicate ; mais il faut bien se donner de garde de montrer à l’àme un rapport dans le bas, car elle se le serait caché si elle l’avait découvert.

Comme il s’agit de montrer des choses fines, l’âme aime mieux voir comparer une manière à une manière, une action à une action, qu’une chose à une chose. Comparer en général un homme courageux à un lion, une femme à un astre, un homme léger à un cerf, cela est aisé[11] ; mais lorsque La Fontaine commence ainsi une de ses fables :

Entre les pattes d’un lion
Un rat sortit de terre assez à l’étourdie :
Le roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu’il était, et lui donna la vie[12].

il compare les modifications de l’âme du roi des animaux avec les modifications de l’âme d’un véritable roi.

Michel-Ange est le maître pour donner de la noblesse à tous ses sujets. Dans son fameux Bacchus, il ne fait point comme les peintres de Flandres qui nous montrent une figure tombante, et qui est, pour ainsi dire, en l’air. Cela serait indigne de la majesté d’un dieu. Il le peint ferme sur ses jambes ; mais il lui donne si bien la gaieté de l’ivresse, et le plaisir à voir couler la liqueur qu’il verse dans sa coupe, qu’il n’y a rien de si admirable.

Dans la Passion, qui est dans la galerie de Florence, il a peint la Vierge debout, qui regarde son fils crucifié, sans douleur, sans pitié, sans regret, sans larmes. Il la suppose instruite de ce grand mystère, et par là lui fait soutenir avec grandeur le spectacle de cette mort.

Il n’y a point d’ouvrage de Michel-Ange où il n’ait mis quelque chose de noble : on trouve du grand dans ses ébauches mêmes, comme dans ces vers que Virgile n’a point finis.

Jules Romain, dans sa chambre des Géants à Mantoue. où il a représenté Jupiter qui les foudroie, fait voir tous les dieux effrayés : mais Junon est auprès de Jupiter ; elle lui montre, d’un air assuré, un géant sur lequel il faut qu’il lance la foudre ; par là. il lui donne un air de grandeur que n’ont pas les autres dieux : plus ils sont près de Jupiter, plus ils sont rassurés ; et cela est bien naturel : car, dans une bataille, la frayeur cesse auprès de celui qui a de l’avantage[13].
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PLAISIR CAUSÉ PAR LES JEUX, CHUTES,
CONTRASTES.

Comme dans le jeu de piquet nous avons le plaisir de démêler ce que nous ne connaissons pas par ce que nous connaissons, et que la beauté de ce jeu consiste à paraître nous montrer tout et cependant nous cacher beaucoup, ce qui excite notre curiosité ; ainsi, dans les pièces de théâtre, notre âme est piquée de curiosité, parce qu’on lui montre de certaines choses et qu’on lui en cache d’autres ; elle tombe dans la surprise, parce qu’elle croyait que les choses qu’on lui cache arriveraient d’une certaine façon, qu’elles arrivent d’une autre, et qu’elle a fait, pour ainsi dire, de fausses prédictions sur ce qu’elle a vu.

Comme le plaisir du jeu de l’hombre consiste dans une certaine suspension mêlée de curiosité des trois événements qui peuvent arriver, la partie pouvant être gagnée, remise, ou perdue codille[18] ; ainsi, dans nos pièces de théâtre, nous sommes tellement suspendus et incertains, que nous ne savons ce qui arrivera : et tel est l’effet de notre imagination, que lorsque nous avons vu la pièce mille fois, si elle est belle, notre suspension et, si je l’ose dire, notre ignorance restent encore ; car pour lors nous sommes si fort touchés de ce que nous entendons actuellement, que nous ne sentons plus que ce qu’on nous dit ; et ce qui paraît devoir suivre de ce qu’on nous dit, ce que nous connaissons d’ailleurs, et seulement par mémoire, ne nous fait plus aucune impression.

intérêt ces lignes écrites par Montesquieu et que tu éprouveras un certain sentiment de respect pour ce papier, en songeant aux illustres mains qui l’ont touché. Notre ami le tenait du secrétaire de M. de Secondat qui, vers la fin de 1793, lorsque le sang commençait à couler à Bordeaux, jeta au feu beaucoup de papiers et de manuscrits de son père dans la crainte, disait-il, qu’on ne vînt à y découvrir des prétextes pour inquiéter sa famille. Le secrétaire de M. de Secondat, qui l’aidait dans cette fatale opération, à laquelle il essaya en vain de s’opposer, eut la permission de distraire le morceau que je t’envoie…
[La lettre est datée de Bordeaux, 29 ventôse an IV ; on croit qu’elle est de Millin.]

__________
Après ce paragraphe on lit dans le texte de l’Encyclopédie :

« Les anciens n’avaient pas bien démêlé ceci : ils regardaient comme des qualités positives toutes les qualités relatives de notre âme ; ce qui fait que ces dialogues où Platon fait raisonner Socrate, ces dialogues si admirés des anciens, sont aujourd’hui insoutenables, parce qu’ils sont fondés sur une philosophie fausse ; car tous ces raisonnements tirés sur le bon, le beau, le parfait, le sage, le fou, le dur, le mou, le sec, l’humide, traités comme des choses positives, ne signifient plus rien. » (V. Inf. Pensées, p. 159.)
Encyclopédie : Nous aurions senti autrement.
L’Encyclopédie ajoute : Elle reçoit des plaisirs par ces idées et par ces sentiments ; car, etc.
Des idoles indiennes ou chinoises.
Suétone, Vie de Néron, chap.
Les castrats.
Ce paragraphe ne se trouve pas dans l’Encyclopédie.
Encyclopédie : paraît trouvé et non pas recherché.
Florus, lib. I, c. X.
Florus, lib. I, c. XVI.
Encyclopédie : une chose à une chose : comme un héros à un lion, une femme à un astre et un homme léger à un cerf. Cela est aisé ; mais lorsque La Fontaine, etc.
Livre II, fable II.
Ici se termine l’article de Montesquieu dans l’Encyclopédie.
Ce chapitre a paru pour la première fois dans les Œuvres posthumes.
Première édition : à tous les instants.
Première édition : doit se soumettre.
Tout ce qui suit est tiré des Annales littéraires.
Faire ou gagner codille, gagner sans avoir fait jouer. Dict. de l’Académie.
_____________
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DES CONTRASTES.

L’âme aime la symétrie, mais elle aime aussi les contrastes ; ceci demande bien des explications.

Par exemple, si la nature demande des peintres et des sculpteurs qu’ils mettent de la symétrie dans les parties de leurs figures, elle veut au contraire qu’ils mettent des contrastes dans les attitudes. Un pied rangé comme un autre, un membre qui va comme un autre, sont insupportables : la raison en est que cette symétrie fait que les attitudes sont presque toujours les mêmes, comme on le voit dans les figures gothiques, qui se ressemblent toutes par là. Ainsi il n’y a plus de variété dans les productions de l’art. De plus, la nature ne nous a pas situés ainsi ; et, comme elle nous a donné du mouvement, elle ne nous a pas ajustés dans nos actions et nos manières comme des pagodes[4] : et, si les hommes gênés et contraints sont insupportables, que sera-ce des productions de l’art ?

Il faut donc mettre des contrastes dans les attitudes, surtout dans les ouvrages de sculpture, qui, naturellement froide, ne peut mettre de feu que par la force du contraste et de la situation.

Mais, comme nous avons dit que la variété que l’on a cherché à mettre dans le gothique lui a donné de l’uniformité, il est souvent arrivé que la variété que l’on a cherché à mettre par le moyen des contrastes est devenue une symétrie et une vicieuse uniformité.

Ceci ne se sent pas seulement dans de certains ouvrages de sculpture et de peinture, mais aussi dans le style de quelques écrivains, qui, dans chaque phrase, mettent toujours le commencement en contraste avec la fin par des antithèses continuelles, tels que saint Augustin et autres auteurs de la basse latinité, et quelques-uns de nos modernes, comme Saint-Évremont. Le tour de phrase, toujours le même et toujours uniforme, déplaît extrêmement ; ce contraste perpétuel devient symétrie, et cette opposition toujours recherchée devient uniformité. L’esprit y trouve si peu de variété que, lorsque vous avez vu une partie de la phrase, vous devinez toujours l’autre ; vous voyez des mots opposés, mais opposés de la même manière ; vous voyez un tour de phrase, mais c’est toujours le même.

Bien des peintres sont tombés dans le défaut de mettre des contrastes partout et sans ménagement ; de sorte que, lorsqu’on voit une figure, on devine d’abord la disposition de celles d’à côté : cette continuelle diversité devient quelque chose de semblable. D’ailleurs la nature, qui jette les choses dans le désordre, ne montre pas l’affectation d’un contraste continuel ; sans compter qu’elle ne met pas tous les corps en mouvement, et dans un mouvement forcé. Elle est plus variée que cela ; elle met les uns en repos, et elle donne aux autres différentes sortes de mouvement.

Si la partie de l’âme qui connaît, aime la variété, celle qui sent ne la cherche pas moins : car l’âme ne peut pas soutenir long-temps les mêmes situations, parce qu’elle est liée à un corps qui ne peut les souffrir. Pour que notre âme soit excitée, il faut que les esprits coulent dans les nerfs ; or il y a là deux choses : une lassitude dans les nerfs, une cessation de la part des esprits, qui ne coulent plus, ou qui se dissipent des lieux où ils ont coulé.

Ainsi tout nous fatigue à la longue, et surtout les grands plaisirs : on les quitte toujours avec la même satisfaction qu’on les a pris ; car les fibres qui en ont été les organes ont besoin de repos ; il faut en employer d’autres plus propres à nous servir, et distribuer pour ainsi dire le travail.

Notre âme est lasse de sentir ; mais ne pas sentir, c’est tomber dans un anéantissement qui l’accable. On remédie à tout, en variant ses modifications ; elle sent, et elle ne se lasse pas.
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DE LA CURIOSITÉ.

Notre âme est faite pour penser, c’est-à-dire pour apercevoir : or un tel être doit avoir de la curiosité ; car, comme toutes les choses sont dans une chaîne où chaque idée en précède une et en suit une autre, on ne peut aimer à voir une chose sans désirer d’en voir une autre ; et, si nous n’avions pas ce désir pour celle-ci, nous n’aurions eu aucun plaisir à celle-là. Ainsi, quand on nous montre une partie d’un tableau, nous souhaitons de voir la partie que l’on nous cache, à proportion du plaisir que nous a fait celle que nous avons vue.

C’est donc le plaisir que nous donne un objet qui nous porte vers un autre ; c’est pour cela que l’âme cherche toujours des choses nouvelles, et ne se repose jamais.

Ainsi, on sera toujours sûr de plaire à l’âme lorsqu’on lui fera voir beaucoup de choses, ou plus qu’elle n’avait espéré d’en voir.

Par là on peut expliquer la raison pourquoi nous avons du plaisir lorsque nous voyons un jardin bien régulier, et que nous en avons encore lorsque nous voyons un lieu brut et champêtre : c’est la même cause qui produit ces effets. Comme nous aimons à voir un grand nombre d’objets, nous voudrions étendre notre vue, être en plusieurs lieux, parcourir plus d’espace ; enfin notre âme fuit les bornes, et elle voudrait, pour ainsi dire, étendre la sphère de sa présence : ainsi c’est un grand plaisir pour elle de porter sa vue au loin. Mais comment le faire ? Dans les villes, notre vue est bornée par des maisons : dans les campagnes, elle l’est par mille obstacles ; à peine pouvons-nous voir trois ou quatre arbres. L’art vient à notre secours, et nous découvre la nature qui se cache elle-même. Nous aimons l’art, et nous l’aimons mieux que la nature, c’est-à-dire la nature dérobée à nos yeux ; mais quand nous trouvons de belles situations, quand notre vue en liberté peut voir au loin des prés, des ruisseaux, des collines, et ces dispositions qui sont, pour ainsi dire, créées exprès, elle est bien autrement enchantée que lorsqu’elle voit les jardins de Le Nostre ; parce que la nature ne se copie pas, au lieu que l’art se ressemble toujours. C’est pour cela que dans la peinture nous aimons mieux un paysage que le plan du plus beau jardin du monde ; c’est que la peinture ne prend la nature que là où elle est belle, là où la vue se peut porter au loin et dans toute son étendue, là où elle est variée, là où elle peut être vue avec plaisir.

Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout d’un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une grande lecture.

Florus nous représente en peu de paroles toutes les fautes d’Annibal. « Lorsqu’il pouvait, dit-il, se servir de la victoire, il aima mieux en jouir : cum victoria posset uti, frui maluit. »

Il nous donne une idée de toute la guerre de Macédoine, quand il dit : « Ce fut vaincre que d’y entrer : introisse victoria fuit. »

Il nous donne tout le spectacle de la vie de Scipion, quand il dit de sa jeunesse : « C’est le Scipion qui croît pour la destruction de l’Afrique : hic erit Scipio qui in exitium Africœ crescit. » Vous croyez voir un enfant qui croît et s’élève comme un géant.

Enfin il nous fait voir le grand caractère d’Annibal, la situation de l’univers, et toute la grandeur du peuple romain, lorsqu’il dit : « Annibal fugitif cherchait au peuple romain un ennemi par tout l’univers : qui, profugus ex Africa, hostem populo romano toto orbe quœrebat. »
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« […] les auteurs d'aphorismes, surtout lorsqu'ils sont cyniques, irritent ; on leur reproche leur légèreté, leur désinvolture, leur laconisme ; on les accuse de sacrifier la vérité à l'élégance du style, de cultiver le paradoxe, de ne reculer devant aucune contradiction, de chercher à surprendre plutôt qu'à convaincre, à désillusionner plutôt qu'à édifier. Bref, on tient rigueur à ces moralistes d'être si peu moraux. […] le moraliste est le plus souvent un homme d'action ; il méprise le professeur, ce docte, ce roturier. Mondain, il analyse l'homme tel qu'il l'a connu. […] le concept « homme » l'intéresse moins que les hommes réels avec leurs qualités, leurs vices, leurs arrière-mondes. […] le moraliste joue avec son lecteur ; il le provoque ; il l'incite à rentrer en lui-même, à poursuivre sa réflexion. […]
On peut toutefois se demander […] s'il n'y a pas au fond du cynisme un relent de nostalgie humaniste. Si le cynique n'est pas un idéaliste déçu qui n'en finit pas de tordre le cou à ses illusions. […] » (Roland Jaccard.)
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Référence bibliographique : Roland Jaccard, Dictionnaire du parfait cynique, Paris, Hachette, 1982.
Images d'illustration : Vauvenargues : https://www.buchfreund.de/de/d/p/101785299/luc-de-clapiers-marquis-vauvenargues-1715-1747#&gid=1&pid=1 Georges Perros : https://editionsfario.fr/auteur/georges-perros/ Anatole France : https://rickrozoff.files.wordpress.com/2013/01/anatolefrance.jpg Prince de Ligne : https://tresorsdelacademie.be/fr/patrimoine-artistique/buste-de-charles-joseph-prince-de-ligne#object-images Jules Renard : https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a5/Jules_Renard_-_photo_Henri_Manuel.jpg Blaise Pascal : https://www.posterazzi.com/blaise-pascal-french-polymath-poster-print-by-science-source-item-varscibp3374/ André Ruellan : https://www.babelio.com/auteur/
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