Une bouteille à la mer
OU
un testament philosophique.
Il est des questions, controversées, qu'on ne souhaite pas aborder en tant qu'enseignant en début de carrière, surtout si l'on prend la défense d'un point de vue très minoritaire. Et il y a des philosophes qui prennent et reprennent certains sujets une vie durant, car les problèmes sont trop vastes, les questions trop profondes, pour espérer aboutir à autre chose qu'à des convictions intimes, dégageant ainsi un espace où trouver des solutions. le reste, et quel reste, sera pour des générations futures. S'ils ont le courage de reprendre le fil des interrogations et de voir où elles mènent.
Il me semble que
Thomas Nagel, en fin de carrière, ait écrit ce livre pour lui confier ses doutes, ses questionnements, et ses pressentiments concernant une question qui le hante : la nature de l'homme, du vivant, de l'univers même. Nagel est bien conscient de la marche triomphale qui est celle des sciences de la nature depuis le XVIIème siècle. Et de leur extension vers l'étude des dimensions sociales, politiques, psychologiques de la vie humaine. Il se souvient également de ce que les pères fondateurs, de Bacon à
Galilée, avaient exclu la subjectivité du domaine de leurs investigations. Ce qui avait permis ces progrès spectaculaires dans l'étude de ce qui ne vit pas, ou en tous cas de ce qui ne pense pas. Alors que maintenant, justement, c'est de ces mêmes sciences physiques que l'on attend une analyse, une description exhaustive de l'humain.
Or Nagel ne croit pas les sciences - telles que conçues actuellement - en mesure d'offrir une explication satisfaisante du vivant et de son apparition, encore moins de l'émergence de l'esprit de la matière, et certainement pas de cette capacité, la raison, que nous avons à discerner des vérités qui n'apparaissent pas à nos sens, telles celles de la logique, des mathématiques et de l'éthique. Certes, il existe des explications, mais elles lui paraissent hautement spéculatives, pleines de promesses non tenues, et vouées à l'échec. L'émergence de la vie au départ de composés prébiotiques lui semble relever d'une telle multitude de facteurs qu'une explication purement chimique lui paraît chimérique. Plus problématique encore, les rapports entre esprit et matière, en particulier la réduction du premier à la seconde. Franchement impossible, enfin, de croire que la sélection darwinienne aurait pu doter l'homme de raison.
C'est pourquoi Nagel propose un canevas où l'esprit ne serait pas réductible à la matière, mais aussi fondamental et omniprésent que celle-ci ou que l'espace même. Où l'évolution des espèces ne serait pas entièrement déterminée par les pressions darwiniennes. Mais suivrait aussi une téléologie ( non théiste). Où la raison permettrait d'appréhender une réalité sans doute platonique.
En tant que philosophe, Nagel, ne peut qu'exprimer sa dissatisfaction avec les explications largement considérées comme certaines, ou au moins prometteuses, à ces grandes questions. Il est conscient de substituer à des quasi-certitudes, qu'il juge hautement spéculatives, rien d'autre que des questionnements, mais des questionnements dont il espère qu'ils élargiront la panoplie conceptuelle des sciences. Professeur émérite de la New York University, pouvant se permettre de dire tout haut ce qu'il a sans doute longtemps pensé tout bas, il prend le risque de jeter cette bouteille à la mer. Espérant que quelques-uns voudront continuer ce qu'il a commencé.