Les éditions Dunod proposent toujours des livres sérieux, bien structurés, et intéressants. Celui-ci n'échappe pas à ces critères.
Tobie Nathan a une grande expérience, cela se sent, et une grande intelligence. Il tente ici de combiner, de co-construire une ethnopsychiatrie clinique à partir de la psychanalyse et de l'ethnologie, ethnographie. Un modèle complémentariste, différent du structuralisme dont il s'inspire par moment mais qui lui semble limité. Pour parvenir à comprendre et traiter les personnes qu'on a tant de mal à soigner : les personnes migrantes, d'origine culturelle différente, et certains psychotiques..."Mais comment construire un dispositif permettant de mettre en oeuvre une compréhension ethnopsychiatrique dans la prise en charge de personnes en souffrance - telle était mon interrogation."
Sa méthode, ses réflexions méritent le détour.
"L'ethnopsychiatrie clinique qui s'annonçait lors de la parution de mon texte, en 1986, n'était ni une psychiatrie spécifique pour migrants ni une poursuite de la recherche d'invariants venant conforter les positions institutionnelles de la psychiatrie officielle ou de la psychanalyse. Elle se voulait déjà démarche scientifique essayant de tirer les conséquences pour les sciences humaines de ce que la présence des migrants obligeait un psychologue à repenser pour faire tout de même son métier."
"Et elle cherchait avant tout à contraindre les cliniciens à tenir compte de faits qu'ils négligeaient ou auxquels ils n'attachaient a priori aucune importance. Par exemple : on peut lire le désordre psychologique d'un patient à partir de déterminants culturels ; et de manière tout aussi fondée, qu'à partir de déterminants psychologiques singuliers."
"Le problème de la pratique de la psychothérapie, en temps de mondialisation reste tout de même celui-ci : comment, sans renier notre propre tradition de rationalité, faire en sorte que nos pratiques et les concepts qui en rendent compte ne fassent pas insulte à ceux qui ont d'autres racines, d'autres référents, d'autres "objets" ?."
Pour Nathan, la psychanalyse, pourtant décriée, garde par bien des points tout son intérêt et son efficacité : "La première conclusion qui s'impose est que le corpus psychanalytique autorise bien l'établissement de psychothérapies métaculturelles. Pour une telle constatation, le "mouvement se prouve en marchant". A ceux qui pourraient être tentés d'exposer de la façon la pus convaincante, les raisons pour lesquelles ce type de psychothérapie ne peut réellement exister, je voudrais seulement répondre "Et pourtant elle tourne !"."
Ceci nécessitant un aménagement du cadre :
"Si le corpus psychanalytique nous fournit les instruments, tant conceptuels que techniques, pour entreprendre des psychothérapies métaculturelles, c'est que la psychanalyse est une véritable anthropologie et qu'elle renferme les éléments permettant de penser l'universalité psychique de l'humanité. Elle énonce en effet, et d'une manière conforme à la pensée scientifique, c'est-à-dire en permettant une certaine prévision, une vérification des résultats ainsi que l'administration de la preuve, des concepts permettant de rendre compte, non seulement de l'activité thérapeutique du psychanalyse, mais aussi de celle des thérapeutes des sociétés non occidentales."
Nathan étudie à fond la question du double, de la clinique du double :
"L'ethnopsychiatrie fournit un cadre théorique, une méthodologie, ainsi qu'une clinique spécifique permettant de conceptualiser la nécessité de cette notion de double, tant pour les thérapies traditionnelles que pour la psychanalyse."
Originalité : Nathan définit des "psychèmes" : "A partir de la définition des trois catégories de psychèmes, nous pouvons conclure que chaque culture contient, outre ses aspects purement techniques, une certaine combinatoire des invariants élémentaires du psychisme que j'ai proposé d'appeler psychèmes (pulsions, fantasmes, mécanismes de défense). Cette combinatoire est structurée par un mécanisme particulier : le refoulement. Tous les psychèmes de la liste idéale complète exclus de la combinatoire manifeste s'organisent dans un espace possédant sa structuration propre ; l'inconscient ethnique. de même, chaque psychisme individuel structure une combinaison explicite de ces psychèmes et une combinaison inconsciente : l'inconscient idiosyncrasique."
Tobie Nathan explore les aspects semblables ou convergents de multiples sociétés, origines, ethnies pour étayer ses concepts théoriques et sa pratique ensuite, c'est riche et subtil. Par moment, peut-être trop, c'est un livre ardu.
Quelques thèmes abordés : le double, le dedans et le dehors, le délire, la question du rituel, l'efficacité thérapeutique, la négociation du cadre, le chatoiement des limites. Il tente ensuite une classification métaculturelle des techniques thérapeutiques (chamanisme, possession, le rêve et le mythe.) Une grosse partie traite du rêve et du mythe, en profondeur, leurs analogies et leurs différences.
L'auteur fait enfin une conclusion qui en soit est un formidable résumé du livre. A la limite, je vous conseillerais de lire cette conclusion et ensuite si vous voulez de plus ample détails et précisions de vous plonger dans lecture entière ou par morceaux précis. En ce sens, un détails apprécié : le lexique-index final, qui permet de revenir sur certains points techniques ou certains auteurs. Comme le livre et le texte sont particulièrement pointus, il est bon d'aisément retrouver certains passage pour mieux se les éclairer.
Bref, un gros travail impressionnant, passionnant par moments, mais vraiment compliqué et pointu.