En passionné de Japon et de littérature japonaise, et a fortiori d'admirateur de l'oeuvre traduite de
Mishima, la lecture de cette biographie m'était indispensable pour mieux cerner cet homme à la psychologie si complexe…Et je dois dire que si
John Nathan, qui l'a connu un temps, signe un livre remarquable en bien des points, le mystère reste décidément difficile à percer.
C'est une grande qualité de cet ouvrage de ne pas faire de raccourcis faciles sur ce qu'on dit habituellement de
Mishima : homosexuel, d'extrême-droite, prétentieux, etc…Grâce à un choix de présentation simple, par longs chapitres suivant la chronologie de la vie de l'auteur, de son enfance à sa mort, le conditionnement initial comme l'évolution psychique de Hiraoka Kimitaké, alias
Mishima Yukio, sont mis en lumière. Ainsi il est possible d'analyser les relations de
Mishima avec les femmes sous le prisme de sa relation affective particulière dans son enfance, tiraillé entre sa grand-mère Natsu et sa mère Shizué. C'est d'abord sa grand-mère qui l'élève jusqu'à l'âge de 11 ans. Femme forte, autoritaire, elle s'accapare Kimitaké, alors même que Shizué et son mari ne s'entendent pas très bien. Kimitaké semble bien aimer ces deux femmes, mais ici comme souvent dans ses rapports avec les autres, il est difficile de déchiffrer ses émotions, si tant est qu'elles existent. le petit a pourtant très tôt une riche vie intérieure, et va dès 12 ans se mettre à écrire. Son talent est repéré à 16 ans, mais son père désapprouve totalement les voeux de son fils, qui veut faire une carrière d'écrivain. Et être le meilleur. Bientôt ses dons littéraires se confirment et le Maître Kawabata Yasunari devient son mentor. le jeune
Mishima est obnubilé par une forme d'esthétique de la mort, qui l'obsède. Il a aussi du mal à se sentir exister. Solitaire et bourreau de travail, qui passe toujours avant le reste, il est aussi capable de comportements excentriques et festifs. Il voue un culte à la défense d'un Japon éternel, mais voyage volontiers en Occident et s'habille à la mode occidentale. Ses romans ont une tonalité romantique, il se découvre une passion pour la Grèce et son architecture classique, qui représente si bien pour lui la beauté pure. Par la suite, il se forgera un corps d'athlète en pratiquant la boxe et le culturisme…mais ses jambes restent des allumettes.
La notoriété arrive en 1948 avec
Confessions d'un masque, où son homosexualité se révèle. Pourtant, il prendra épouse, et Yôko lui donnera deux enfants. Mais ce mariage se fait dans l'urgence quand on diagnostique un cancer et un mois de reste à vivre pour sa mère…Diagnostic complètement erroné, mais les conventions sont sauves, le voici marié, ce petit homme par la taille qui restera finalement toujours « le garçon à sa maman ». Devenu célèbre et installé, il vit dans une grande maison de style japonais, en bon père de famille et en logeant sur une aile ses parents réconciliés. Mais malgré les apparences,
Mishima n'a jamais apaisé ses démons intérieurs. Ils commencent, d'abord discrètement à émerger en 1959, dans son roman fleuve La Maison de Kyôko (non publié en français), qui se teinte de quelques relents extrémistes, puis cette fois clairement dans sa longue nouvelle
Patriotisme, qui non seulement confirme ce culte du Japon traditionnel, mais surtout frappe les esprits par la description dans son intégralité d'un seppuku d'un réalisme saisissant et absolument insoutenable. Dix ans avant son propre suicide, il semble annoncer son dessein et pressentir son destin. Pourtant, personne n'aura vraiment vu venir le geste fou de 1970 de cet homme secret, pétri d'obsessions et de contradictions, et bien sûr de talent, talent qui n'aura malheureusement jamais été récompensé par le prix Nobel qu'il faillit obtenir à plusieurs reprises.
Mishima aime avant tout faire parler de lui, il veut être remarqué. Il cultive l'ambiguïté et les interrogations sur son identité sexuelle, entre le respect des conventions rigides de la société japonaise et les libérations et modes occidentales qui émergent en ces années 60. Durant cette décennie,
Mishima s'assombrit et inquiète de plus en plus, ce qui d'ailleurs nous offre quelques-unes de ses oeuvres les plus marquantes comme
le Marin rejeté par la mer en 1963, et évidemment sa tétralogie de la Mer de la fertilité, point final pour celui qui aura vécu toute sa vie pour ressentir la beauté absolue et l'extase dans la sensation de mort.
L'ouvrage est simple dans sa structure, on l'a vu, très sobre, trop peut-être : est-ce un parti pris, on n'y trouvera aucunes photos de
Mishima, hormis la célèbre photo de couverture (
Mishima en 1965, en costume occidental), là où on s'attendrait à trouver quelques beaux clichés en noir et blanc en pages centrales. En revanche, le lecteur se délectera d'extraits omniprésents d'oeuvres et de notes diverses de l'artiste, et c'est un plaisir immense, tellement le génie se déploie à longueur de lignes. le point très fort de l'ouvrage, donc, est de le lire dans ses réflexions, où l'on découvre que le soi-disant prétentieux doute beaucoup et a une parfaite lucidité de ses travers, comme dans son journal, au cours de l'écriture de la Maison de Kyôko, où il se reproche d'entamer trop fort ses romans et de découvrir son jeu trop rapidement, ou encore de reconnaître que sa nature est portée sur le tape-à-l'oeil. Il existe chez lui une forme de masochisme, on ne sait pas finalement s'il s'aime trop ou pas assez. Son vocabulaire est riche, imagé, personnellement j'ai déjà eu l'occasion de l'écrire ici, je n'oublie jamais mes lectures de cet auteur. C'est rarement le cas avec les autres, fussent-ils talentueux. Lire
Mishima est une expérience à part, tellement il grave votre cerveau de sensations, dépeignant toujours avec une formidable puissance évocatrice les paysages balnéaires notamment, mais aussi les paysages intérieurs de ses personnages. Très prolifique, il écrira une quarantaine de romans, dont une bonne moitié de romans à l'eau de rose publiés en feuilletons, une vingtaine de pièces de théâtre, une vingtaine de recueils de nouvelles. Il reste donc sans doute quelques oeuvres intéressantes à traduire en français.
L'ouvrage est une réussite,
John Nathan s'étant effacé le plus possible derrière la plume de
Mishima. Cette biographie apparaît honnête, rigoureuse, solide. La préface de
John Nathan introduisant cette nouvelle édition est elle-même ramassée, et montre combien il reste impossible de cerner complètement cette personnalité étrange. Yokô, décédée en 1995, et les parents de
Mishima sans s'opposer à parler, restent dans une réserve toute japonaise, et on sent bien que des tabous ne seront jamais levés. Quant à la mort théâtrale et terrifiante de
Mishima, Nathan avance l'hypothèse que son seppuku est la conclusion d'une « fascination érotique pour la mort » qui le poursuivait depuis l'enfance, dans une sublimation plus érotique que patriotique.
Je remercie Babelio et les éditions Gallimard pour l'envoi de cette biographie vantée comme la référence sur la vie et l'oeuvre de
Mishima, et qui tient ses promesses.