Turbulences, écrit en 2021, vient tout juste d'être publié en France .
Je suis encore sous le choc de la fin du troisième récit de ce roman en forme de triptyque.
Trois, ce sera le chiffre d'or, le fil rouge entre ces vrais-fausses nouvelles qui reprennent bon nombre de thèmes abordés dans le précèdent livre d'
Eshkol Névo «
La Dernière Interview ». Je n'ai lu que ces deux opus mais je lirai l'ensemble de l'oeuvre.
J'adore ce mec, son humour implacable, son talent de narrateur à la première personne du singulier, l'universalité des thèmes abordés, l'encastrement des histoires intimes dans le familial puis le sociétal puis le poétique et le philosophique et enfin le Mystère : quel brio, quelle intelligence et quelle finesse !
Alors oui vous avez lu Mystère avec un m majuscule, genre magico-religieux. On en reparlera un peu plus loin.
D'abord ces trois histoires sont reliées entre elles, mais aussi, je le comprends grâce aux différents commentaires d'Idil @BookyCooky, avec d'autres histoires de ses autres livres . Ici les personnages se rencontrent à la périphérie de la narration, juste pour nous dire que, d'une façon ou d'une autre, l'auteur poursuit son extraordinaire exploration du couple, son décorticage de la notion de vérité et son travail sur le libre-arbitre. le tout en reprisant bien sa position, à gauche de l'échiquier politique et en toute laïcité, pour tout ce qui concerne l'Israel d'aujourd'hui.
La première histoire, épatante, joue avec les codes du polar et du cinéma Hitchckockien. Difficile de ne pas penser à Vertigo, mais Vertigo en Bolivie où l'on retrouve la fameuse « Route de la mort » évoquée dans
La dernière Interview .
On remarquera que tous les protagonistes principaux portent OR dans leur prénom: Eshkol est joueur, j'adore. Ronen, Omri et Mor. Ronen et Mor sont en voyage de noce. Omri est en voyage de post-divorce.
Ronen perd les pédales (on descend cette route bolivienne, étroite et fermée à la circulation, uniquement en vélo) et va mourir (je ne spolie pas c'est presque au début). Tout le monde rentre au bercail. La police et la famille de Ronen a des soupçons etc.
C'est Omri le narrateur, un grand gaillard surnommé le Viking et qui joue des percutions comme un Dieu. Il adore sa fille Lior et son ex, Orna, lui met des bâtons dans les roues.
L'histoire est palpitante, torride, avec des invariants narratifs (dans les trois récits): musique, fellation,
Frida Kahlo…J'en ai bien dit assez.
La deuxième histoire est extrêmement troublante, je l'ai aussi beaucoup aimée :
Histoire de famille raconte comment le très respecté et très vieux Pr Caro se retrouve suspecté dans une histoire de harcèlement sexuel. Ce veuf pétri de compassion est obsédé par un obscur désir de protection pour une jeune et belle interne. le final est éblouissant et en même temps très émouvant.
Avec Un Homme pénètre dans un verger, on change de dimension.
Ofer se ballade avec son épouse sur « la colline de la décharge et de l'amour ».
Ils entrent dans un verger. Ofer va soulager un besoin légitime …et disparaît .
L'épouse (Hali) et l'amant de celle-ci sont brièvement suspectés. On lance les recherches. La police arrête les frais. La famille continue les recherches pendant un an et…
Mais il y a une intro qui change tout. Là voici, in extenso :
Le titre original de l'ouvrage, Un homme entre dans un verger, s'inspire de la parabole talmudique suivante.
« Nos maîtres ont enseigné : quatre hommes sont entrés dans le
Verger (Pardès) qui ont nom : Ben Azaï, Ben Zoma, Aher ["'Autre", surnom conjuratoire attribué au mécréant Elicha ben Abouya] et Rabbi Akiba. Ce dernier leur dit : lorsque vous parviendrez, dans les sphères supérieures, et que vous apercevrez des plaques de marbre limpide, ne dites pas : de l'eau, de l'eau! [même si cela ressemble à de l'eaul car il est écrit : "Celui qui dit des mensonges ne subsistera pas devant mes yeux" [Psaumes 101, 7].
Zoma jeta un oeil [sur la Présence divine] et fut blessé. Aher tailla les plantations [foula aux pieds les principes de la loi divine et devint hérétique]. Rabbi Akiva en sortit indemne. » (Talmud de Babylone, traité Haguiga [Sacrifices des trois fêtes de pèlerinage, Pâque, Pen-tecôte, Souccot], 14b.)
Cette parabole concerne l'interprétation des textes sacrés et ses dangers. le Pardès, acronyme de Pchat (sens évident), Rémez (allu-sif), Drach (homilétique) et Sod (ésotérique), incarne le « paradis» de la connaissance ultime, réservé à des élus.
Vous me voyez venir avec le fameux Pardès qui est le Jardin d'Eden mais aussi l'acronyme désignant les quatres niveaux d'interprétation des textes talmudiques…? le fameux Mystère… Je m'étais servi de ces quatre niveaux comme grille d'interprétation pour
Stupeur de
Zeruya Shalev. Ici c'est l'auteur qui invite...
Sachez encore que le final s'emballe façon Mulholland Drive.
Eshkol Nevo renvoie chaque lecteur à sa propre interprétation après un spectacle en Technicolor incroyable de richesses et de pistes à défricher encore ( il y sera question de transes et de drogues) :
« Tu ne comprends pas à quel point c'est révolutionnaire, Hali? Combien cette fluidité entre les sexes représente un défi à l'ordre établi ».
Vous comprendrez alors sans doute pourquoi ce livre s'intitule
Turbulences.
Trois polars interconnectés et un final d'enfer: quel livre, mazette!
Et puis cette phrase conclusive, énigmatique :
« J'ai compris le réconfort qu'Ofer puisait dans l'écriture. de quelle façon cela lui avait permis, durant tout ce temps, de supporter le renoncement. »
Rentrez en zone de
Turbulences. Vous ne serez pas déçus !!!