Les
Belles-Lettres, après avoir donné au public une version française des
poésies complètes de
Nietzsche, ont entrepris de publier tous les cours de littérature et de civilisation grecques qu'il fit à Bâle entre 1869 et 1879 : seuls quelques volumes sont parus à ce jour, sur
Platon, sur l'art oratoire en Grèce (Rhétorique), une analyse d'
Oedipe-Roi de
Sophocle, et enfin celui-ci, qui est une histoire de la littérature grecque, cours donnés pendant les hivers 1874-75 et 1875-76. Ces leçons permettent au jeune professeur
Nietzsche de faire la synthèse de ses nombreux travaux philologiques sur des auteurs antiques et des débats savants, comme celui qui agitait alors l'université allemande, la "question homérique".
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On lira ce volume, bien entendu, si l'on s'intéresse à
Nietzsche : que nous apprend ce philosophe (encore en devenir) sur la Grèce ancienne, qui sera présente, centrale et essentielle dans son oeuvre philosophique ultérieure ? La littérature et la culture grecques antiques ne sont pas ici des objets morts et fossilisés : l'esprit grec vit toujours dans la pensée et la culture allemandes du XIX°s (voir
Novalis ou
Hölderlin), et dans la mesure où
Nietzsche philosophe nous parle encore haut et clair, "le Grec en lui" fait de même pour nous, ignares que nous sommes, venus après l'effondrement contemporain des études classiques. Donc "le professeur
Nietzsche", attelé dans sa jeunesse à une besogne pédagogique sans gloire, pose en fait les fondements de sa philosophie naissante, qui nous interpelle.
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Si la Grèce est le pays natal de la philosophie, il a vu naître aussi une culture et une littérature étudiées et transmises pieusement pendant deux mille ans, jusqu'aux années 70 du XX°s. Cette transmission,
Nietzsche nous le montre clairement, s'est faite (comme toujours) au prix d'une déformation et d'une réinterprétation des
oeuvres originales, dont nous n'avons qu'une idée déformée et souvent fausse. Grâce à son savoir phénoménal,
Nietzsche tente de reconstituer l'ambiance, les conditions et les circonstances dans lesquelles ces
oeuvres, non encore classiques, naquirent et furent données à un public habitué à la littérature orale, aux concours poétiques, aux déclamations, et surtout, à la musique et à la danse. Il ne nous reste plus rien que des textes écrits, le reste, éphémère magie de la représentation ou de la joute, ayant disparu.
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Ainsi, comme l'observe
Thibaut Gress, dont je reprends le texte :
" L'expérience esthétique du monde grec est un phénomène d'une extraordinaire complexité, dont l'implacable étrangeté devient palpable quand on la confronte à la vision moderne. « Littérature », « classique », « originalité », « auteur », voilà des catégories qui ne peuvent s'appliquer directement à l'expérience esthétique du monde ancien. le malentendu le plus considérable est l'idée même de « culture », telle que nous la connaissons aujourd'hui, liée à la transmission, la conservation et l'accumulation du savoir grâce aux outils de la lecture et de l'écriture. Deux notions de l'art et de la culture s'opposent : d'un côté, une pratique ancienne fondée sur l'oralité, sur le rapport étroit entre l'artiste et son public, son époque, sa cité ; et, de l'autre, la notion moderne de l'homme cultivé, issue d'une éducation littéraire, qui se fonde sur l'étude des textes, des « classiques », des Anciens, de ce qui s'est mué en « tradition ».
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Alors, même avec des connaissances minimales de la littérature grecque, on sera souvent bouleversé par le grand nettoyage que
Nietzsche opère dans la culture académique. Aborder littérairement la prose historique et philosophique, par exemple, est un changement de perspective remarquable.
Nietzsche fait proprement revivre les Grecs.
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Aujourd'hui, après la disparition de l'homme cultivé, de l'éducation littéraire, des classiques, les cours de
Nietzsche sur la littérature grecque nous viennent d'un univers disparu où le débat était encore possible.