"
Il y avoit une fois un roi de Bohême qui avoit sept châteaux."
(Trimm)
Comme un invité enthousiaste au fabuleux festin chez Trimalcion, j'ai envie de sauter sur la table et de crier : "cette langue, cette langue !".
Il ne s'agit pas, bien sûr, de quelque langue de cerf au garum, ou encore de langues de rossignol servies dans l'aspic ou autre gélastique gélatine, mais celle de
Charles Nodier dans "
Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux".
Mais ne devrais-je pas plutôt parler d'élocuTION, de formulaTION, de la mise en page, de l'esprit général de cet ouvrage, ou, dans le cas extrême, de son CONTENU ?
Quand j'ai découvert l'existence de ce... hm, conte (?) chez l'ami babéliote connu pour sa consommaTION excessive d'un certain sombre breuvage oriental, je savais d'avance que je ne serai pas déçue. Et ceci malgré son avertissement indiquant qu'il vaut mieux rester sur ses gardes en approchant le quatrième château ! Après tout, je possède déjà une forte expérience de châteaux de Bohême, et ce n'est pas un académicien Gaulois entortillé dans une cravate romantique qui m'apprendra quelque chose de neuf sur le sujet !
Ceci dit, n'importe quel lecteur averti de Kafka sait déjà que certains châteaux restent inatteignables, et ceux de Nodier multiplient encore les tortueux détours qui y mènent par le nombre symbolique de sept. Sachant que la table des matières (que l'on ne trouve pas à la fin du livre) annonce 58 chapitres, que le livre en contient 60 en tout, et que leurs titres se finissent tous en "-tion" (très important !), la percepTION ordinaire & naturelle du lecteur sera forcément mise à rude épreuve.
Donc, attenTION !
Avant même d'ouvrir le livre, le titre me disait déjà quelque chose... mais oui ! On le croise dans "Tristram Shandy" de Sterne, où le bon Trimm veut raconter l'histoire du roi de Bohême, mais il se passe toujours quelque chose qui l'empêche de poursuivre. La quesTION légitime se pose : Nodier/Théodore et ses deux alter egos, le fidèle Breloque et le pédant Pic de Fanferluchio, vont-ils aller plus loin dans leur quête de ces châteaux ? Vont-ils rencontrer ne serait-ce que l'ombre du roi de Bohême ?
Patience ! Pour commencer (enfin, façon de parler), ils vont rencontrer Gervais et Eulalie, dont le vrai prénom est Caecilia. Triste histoire ! On aura aussi le roi de Tombouctou et sa pantoufle*, Polichinelle et ses secrets, Biscotin et Biscotine, d'interminables énuméraTIONS savantes et réjouissantes, mais pour ce qui est de ce roi de Bohême...
Vous savez, il n'est déjà pas aisé de suivre la fluide digression sternienne, alors j'ai mis quelques pages avant de percer l'intenTION de ce texte cérébrutal et ses mystificaTIONS.
EnsuitE
_______Ce Ne Fut
______________QUE de LA
______________________JUBILATION.
Pour emprunter une phrase au livre, Nodier transforme les vessies en lanternes, en mettant les bougies dedans. Il ne vous reste plus qu'à jeter au loin vos lunettes protectrices, et de vous laisser éblouir. Après tout, "c'est du soleil des digressions que vient la lumière", comme disait déjà Sterne.
Ce pastiche-hommage, qui se moque de son propre auteur, de son lecteur, et de la littérature en général, s'en inspire fortement, mais Nodier contourne habilement le sujet par l'observaTION que Sterne lui-même a puisé chez Swift, et ajoute à l'appui l'une de ses énumérations sine fine des imitateurs littéraires. N'oublions pas
Erasme,
Rabelais ou
Cervantès, au passage !
Leur dada commun consiste en la propension à contourner leurs principaux sujets par des chemins imprévus et peu fréquentés. Je pensais naïvement que l'apothéose de ce procédé a été atteinte chez les surréalistes ou dans le "Manifeste Dada", mais l'hippodrome de Nodier était déjà en belle effervescence en 1830.
Rien que cette mise en page de l'édition originale, qui transforme l'ouvrage en livre-objet ! Certes, on a déjà vu cela chez Sterne (encore lui ! Ô imitatores, servum pecus !), mais Nodier va encore plus loin, en mélangeant au texte des illustrations et des jeux typographiques recherchés, comme l'ont fait plus tard
Apollinaire et tant d'autres. de ce fait, si vous envisagez de vous rendre un jour à Koenigsgratz, ou mieux, à la FIN tracée en initiales ombrées de vingt-deux, je vous conseille le facsimilé moderne de ladite édition, le voyage sera plus simple !
L'ami Thé_Noir a déjà évoqué les attraits du quatrième château ; j'y ajouterais seulement ceci : "regardez bien autour de vous en franchissant le pont-levis du troisième !" (l'aimable lecteur est prié d'imaginer ici un rire diabolique venant d'un archaïque phonographe). 5/5
* Erratum : il s'agit, bien évidemment, d'une babouche.