Il n'est pas nécessaire de savoir jouer aux échecs pour apprécier ce livre très singulier. J'ai très vite été embarqué dans l'univers de celui qui deviendra le petit Alekhine par analogie avec
Alexandre Alekhine, légendaire joueur d'échecs russe, né en 1892 à Moscou, naturalisé français en 1927 et mort en 1946.
Les pièces du jeu sont poétiquement décrites en préambule. Tout comme chaque pièce du jeu d'échecs, chaque mot est finement sculpté et à son exacte place.
L'autrice prévient le lecteur, elle va raconter « une histoire qui date de longtemps »... Tout comme Miira, on est au-delà des murs, au-delà du temps. Nous n'aurons aucune date dans ce récit, ni de lieux précis. Jubilation d'un conte qui se construit au gré de l'imagination, dans la poésie de création de personnages hauts en couleur qui vont animer les pièces du jeu d'échecs. Dans cet exercice, toutes les situations peuvent émerger si au final la transcription sur le papier est belle comme peut l'être la transcription d'une partie d'échecs réussie. J'ai particulièrement aimé les chapitres retraçant l'initiation du petit joueur. Puis ses différents emplois toujours centrés sur ses compétences aux échecs sont à chaque fois de nouvelles surprises.
Le personnage principal est un enfant qui naît avec la bouche scellée, une intervention chirurgicale puis une greffe lui permettent de pousser son premier cri. La parole sera rare chez lui, il sera incapable de se mettre en avant, sauf de façon indirecte par les échecs. Cet enfant ainsi que les autres personnages sont nommés par des termes généraux : le garçon, grand-frère,
le petit joueur d'échecs, Little Alekhine. le grand-père – travaillant le bois, il m'a évoqué Geppetto fabriquant sa marionnette, le célèbre Pinocchio –, la grand-mère, le maître, le secrétaire du club d'échecs, la vieille demoiselle. Seuls échappent à cette règle et ont un vrai nom l'éléphant Indira, Monsieur S, le maître de renommée internationale et Miira, la toute petite fille ancrée dans le mur, qui lui est apparue dans les ténèbres. Cette forme inhabituelle participe à donner un style d'une très grande douceur. le silence, l'ombre et le mystère sont mis à l'honneur. J'ai retrouvé ici avec plaisir cette littérature japonaise que j'aime particulièrement, dans la filiation de Junichiro Tanisaki (notamment son Eloge de l'ombre).
L'autrice met en avant ce qui est petit, caché, l'esprit des choses et des lieux, la présence fantomatique des êtres aimés qui meurent, le vrai qui ne cherche pas à s'exposer de façon grandiose et mensongère. Grandir effraie
le petit joueur d'échecs depuis que son maître, installé dans un autobus transformé en appartement, est devenu obèse – il se gave de sucreries dans de délicieux goûters partagés avec le petit garçon – et qu'il ne pourra bientôt plus se mouvoir dans cet espace réduit. D'ailleurs, par la suite,
le petit joueur d'échecs refusera toute sucrerie et refusera même de grandir. le corps de sa grand-mère malade enfle et il la masse « afin d'évacuer ce quelque chose de mauvais qui... en dilatait le contour ».
La bienveillance est largement présente, tout juste si apparaît un méchant, sans autre nom que « l'homme », dont la violence est mise en rapport avec l'alcool.
Cette opposition grand et petit se retrouve aussi dans les lieux. le petit garçon se fait fabriquer par son grand-père un lit clos avec un échiquier peint au plafond, tellement étroit que lui seul peut entrer. Ensuite il lui faudra reproduire de tels environnements exigus pour exceller au jeu. le gigantesque échiquier humain au fond de
la piscine désaffectée sera la source de sérieux ennuis alors que l'échiquier minuscule, avec une loupe pour observer les pièces, est une source de rêve et de plaisir. Mais ce qu'il préfère c'est se blottir sous la table de jeu de la poupée mécanique...
Malgré ses choix, ses refus,
le petit joueur d'échecs n'est pas du tout un ermite retiré du monde. Il aime se confronter aux autres à travers la vie des pièces sur l'échiquier mais il n'aime pas la compétition. Il joue pour écrire de belles transcriptions de parties qui doivent être des sortes de poèmes, la beauté du chemin, accompagné en cela par son adversaire, est plus importante que le fait de gagner. L'autrice, de façon douce et poétique, dégage de ce parcours singulier des valeurs, des interrogations sur l'amour que nous portons aux autres, qu'ils soient vivants ou déjà dans l'ombre des morts.
Yôko Ogawa vit au japon. Elle est considérée dans son pays comme l'une des auteures les plus importantes aujourd'hui, lauréate du Prix
Akutagawa, le Goncourt japonais, pour
La Grossesse paru en 1991. Derrière
le Petit Joueur d'échecs il y a évidemment l'écrivain qui ne déplace pas les pièces d'un jeu d'échecs, mais des mots pouvant aussi faire de belles transcriptions. C'est le cas ici avec ce beau livre qui pourrait bien devenir un classique, tellement il dégage de puissance à décrire l'universel.
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_ Composition photo personnelle à partir de la couverture du livre
_ Photo du grand joueur d'échecs Alekhine et de la véritable poupée mécanique jouant aux échecs, ayant servi de modèle pour ce récit.
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