A l'instar du Goncourt chez nous, le prix
Akutagawa au Japon n'est pas décerné qu'à des chefs-d'oeuvre, loin s'en faut. Mais là, force est de constater que le prix 1990 fut un sacré bon cru, consacrant
Ogawa Yôkô comme une auteure de talent, talent qui n'a fait que se confirmer et s'amplifier par la suite.
La narratrice tient un journal consacré quasi-exclusivement à la période de grossesse de sa soeur. Elle vit de boulots d'intérim et habite chez sa soeur et son beau-frère. Au début, les deux femmes ont l'air assez détachées et peu émues par cette situation nouvelle, l'enfant apparaît encore comme un être futur assez théorique. Et puis les premières semaines marquent la période des nausées…La soeur enceinte est écoeurée par la moindre odeur, réelle ou peut-être imaginaire, au point que la narratrice s'installe les soirs de mars dans le jardin pour faire la cuisine, cuire le riz ou manger du poisson, pendant que le couple reste à l'étage. Elle n'en est pas dérangée, goûtant ainsi à une certaine solitude dont elle se délecte. Elle s'amuse aussi de la psychothérapie foireuse que suit sa soeur, depuis bien dix ans, avec un thérapeute pour qui elle se pomponne à en rendre jaloux son mari, et qui la raccompagne à la maison, l'air bien effaré pour un thérapeute censé l'aider à combattre le stress du quotidien…Bientôt vient la phase inverse de la boulimie, durant laquelle la soeur se goinfre, ce qui lui coûtera de prendre treize kilos sur la balance, excédant largement les six kilos supplémentaires maxi recommandés.
Toujours, la narratrice nous croque le comportement de sa soeur avec un souci du détail, un hyper-réalisme chargé d'humour, non dénué d'un sentiment plus ambigu de femme qui n'a pas d'empathie, pas de joie pour sa soeur, peut-être même jalouse, voir malveillante en puissance ?
La narratrice fait par deux fois diversion, et nous fait sourire, lorsqu'en employée de supérette elle fait goûter des échantillons de crème dessert aux clients, puis lorsqu'elle nous relate sa première rencontre avec son beau-frère, en tant que patiente alors qu'il est prothésiste dentaire, un homme sans consistance, dont elle se demande bien s'il a une quelconque responsabilité dans
la grossesse de sa soeur !
Et puis un jour, au supermarché lui vient une envie d'achat de pamplemousses, de bons gros pamplemousses américains, dont on dit que le produit chimique de traitement serait hyper-toxique pour les chromosomes humains…Dès lors, elle va passer son temps à en faire des confitures, dont sa soeur se régale, encore fumantes à même la bassine…Alors la narratrice continue…
Cette longue nouvelle est vraiment un bijou d'humour sur ce qu'est la période de grossesse, avec toutes ces incongruités, ces lubies et ces phénomènes de transformation bien réelles. Avec son ton détaché et sa précision clinique, ce regard acéré et impitoyable, la narratrice ne ressent aucune joie pour sa soeur, qui elle-même ne déborde pas d'enthousiasme. le foetus est comme une chenille extra-terrestre implantée dans le ventre en passager clandestin, on ne peut pas dire qu'il fasse envie.
Ogawa scanne le monde qui nous entoure avec la précision d'un microscope, d'un scalpel ou d'un robot comme on en voit un peu partout au Japon désormais. Elle mêle l'incongru à un humour qui confère à l'ironie voire au cynisme. Sa narratrice aime la solitude, n'aime pas les enfants, ni sa soeur, n'éprouve pas d'empathie pour les autres, on se demande si elle est dotée d'une personnalité propre, quand elle se contente de répéter avec discipline aux clients le message de son employeur lorsqu'elle fait goûter les échantillons…Peut-être pour illustrer le comportement des Japonais ? Il y a aussi de la cruauté pour sa soeur, et peut-être finalement une réflexion froide destinée à lui nuire.
Cette nouvelle est un coup de maître très emblématique de l'oeuvre d'
Ogawa, toute en nuances, en subtilités, en mise en valeur des sens, exacerbés ou au contraire annihilés. La noirceur, voire le crime s'invitent dans nos têtes, mais n'est-ce pas juste le fruit de l'imagination du lecteur, bien travaillée en approche par
Ogawa ? L'écriture est simple, mais les impressions d'une complexité et d'une richesse formidables, on ne sait pas sur quel pied danser, la fin est ouverte.
A l'époque, une récompense et une notoriété naissante méritées !