En général, si on possède un catalogue de musée, c'est qu'on a visité le musée et, soit qu'on a été pris d'une fièvre acheteuse à la boutique, soit qu'on tenait à conserver des souvenirs plus consistants que de vagues réminiscences du musée en question. Là, pas du tout, je n'ai jamais vu les oeuvres de la
Collection de l'Art Brut de ma vie. Ou si, certaines, mais dans des expositions françaises. du coup, je me demandais pourquoi je l'avais acheté quand j'ai cherché ce que j'avais à la maison sur
l'Art Brut. Probablement que je n'avais rien trouvé d'autre qui puisse comporter des photos pas trop petites tout en ne m'obligeant pas à lire en lettrage minuscule un texte de plusieurs centaines de pages. Toujours est-il que je ne l'avais que feuilleté, ce catalogue, et qu'il était resté visible mais inusité pendant des années, jusqu'à ce que j'y pense tout récemment. En fait, je connais tellement mal ma bibliothèque que je croyais dur comme fer avoir chez moi un catalogue du LaM de Villeneuve d'Asq consacré à sa section
Art Brut (je devrais sans doute regarder de plus près mes étagères de temps à autre).
Ce catalogue date de 2012, et je crois qu'il a été actualisé et réédité depuis, mais il fait l'affaire pour prendre connaissance de ce qu'est la
Collection de l'Art Brut. En 1945, en effet,
Jean Dubuffet inventait la notion d'
Art Brut, désignant des "productions dont les auteurs sont des personnes autodidactes, qui créent hors de tout cadre institutionnel, et en dehors de toutes règles et de toutes considérations artistiques", pour reprendre les termes de
Sarah Lombardi, actuelle directrice de la
Collection de l'Art Brut, dans sa préface au catalogue.
Dubuffet se mit donc à prospecter et à collectionner des oeuvres liées à ce concept. Elles furent regroupées en deux lieux parisiens jusqu'en 1962, puis partirent pour les États-Unis pendant à peu près dix ans, alors que
Dubuffet avait décidé de se consacrer davantage à ses propres créations. Puis il se tourna à nouveau vers
l'Art Brut ; comme il tenait absolument à préserver les oeuvres collectionnées du marché de l'art, il proposa à la ville de Lausanne, premier foyer de ses découvertes, une donation. Et ainsi naquit en 1976 la
Collection de l'Art Brut, musée à la conception paradoxale puisque consacré à des artistes qui avaient non seulement toujours été absents des institutions muséales, mais également qui représentaient tout ce que
Dubuffet ne trouvait justement pas dans l'art officiel. Or, créer un musée pour
l'Art Brut, c'était d'une certaine façon l'institutionnaliser - il a donc fallu penser ce musée d'une manière spécifique. Toute l'histoire de
l'Art Brut et de la
Collection de l'Art Brut est très bien expliquée en fin d'ouvrage par
Lucienne Peiry, qui fut la seconde personne à diriger cet "anti-musée" (c'est elle qui emploie le terme), après
Michel Thévoz.
Le musée (oui, bon, je vais pas jouer sur les mots pendant des heures, ça risque d'être lourd pour vous et moi, surtout que vous avez très bien compris de quoi on parlait) possède à l'heure actuelle quelques 60 000 oeuvres, contre quelque chose comme 5 000 à l'inauguration de 1976, présentées sur des cimaises noires et éclairées par une lumière douce. Il y a tout un débat sur ce choix du noir et de la lumière ; il faut tout de même savoir que beaucoup de ces oeuvres ont été réalisées à partir de matériaux fragiles, et que leur présentation ne doit pas altérer leur conservation (c'est la même chose au musée du Quai Branly, par exemple). Cela dit, je ne nie pas que la scénographie avec fond noir et basse lumière renvoie souvent au concept de primitivisme (on en revient au Quai Branly), mais aussi, comme c'est revendiqué par
Lucienne Peiry, à une image mentale (celle de l'artiste solitaire, reclus, etc.) J'en parle parce que le texte de Peiry en fait mention et que ça a l'air important pour l'équipe du musée, mais ça ne se voit pas vraiment dans le catalogue... encore que les pages sur lesquelles on trouve les reproductions sont bien noires, alors que les textes présentant les artistes sont imprimés sur fond blanc.
Comme pour tout catalogue, il a fallu faire un choix drastique. Une cinquantaine d'artistes y sont présentés, avec une moyenne de deux ou trois oeuvres pour chacun d'entre eux. Je m'attendais à connaître la plupart des artistes... le choc ! Je me surestimais complètement. Je ne vais pas vous citer tous les noms, mais évidemment on trouve ici les artistes qui ont constitué en quelque sorte le socle de
l'Art Brut, comme Aloïse Corbaz,
Henry Darger, Scottie Wilson, Adolf Wölfli ou Augustin Lesage. Mais bien d'autres les côtoient, qui ne faisaient pas partie de la collection originelle de
Dubuffet, et dont les oeuvres ont été acquises par le musée au fil des années. Ainsi peut on voir des reproductions d'oeuvres plus récentes ; j'en donnerai comme exemple celles de Sawacha Shinichi, né en 1982. Et si on recense beaucoup d'artistes français, suisses, italiens, voire allemands, parfois américains, c'est que le concept d'
Art Brut était au départ profondément ancré en Occident. Il faut bien avoir en tête que
Dubuffet avait une énorme dent contre l'art considéré comme officiel, que
l'Art Brut a été un concept qui lui a permis de s'opposer à la culture dominante qu'il considérait comme excessivement contraignante, et que cette culture dominante et asphyxiante, c'était la culture à laquelle il avait, lui, affaire chaque jour, c'est-à-dire la culture "normative" occidentale. Les choses ont évolué et aujourd'hui la
Collection de l'Art Brut s'est enrichie d'oeuvres d'artistes asiatiques et africains.
En page gauche, on trouve donc un texte expliquant les techniques utilisées et propose une courte biographie de chaque artiste. En parallèle, on a des reproductions d'oeuvres du même artiste sur la page droite. Alors, aujourd'hui se pose la question parmi les chercheurs de cette espèce d'obsession de la biographie quand il s'agit des artistes dits bruts - une habitude qui enfermerait les artistes dans une catégorie (les fous, les solitaires, les marginaux, etc.), au point qu'on en oublierait un peu trop les oeuvres. Je suis donc allée regarder dans des catalogues de musées plus conventionnels pour une petite comparaison. Je vais juste prendre l'exemple du catalogue du Petit Palais à Paris, avec Jean-Baptiste Carpeaux. Voilà ce que je trouve sur lui : "La santé chancelante de l'artiste et sa paranoïa grandissante", etc., etc. Des artistes à la vie plus monotones que celle de Carpeaux ne donnent pas prise à ce type de présentation biographique, mais du coup, je me méfie de cette dénonciation de l'usage de la biographie dans la présentation de
l'Art Brut. Et savoir que tel ou tel artiste a été enfermé en institution psychiatrique, ça permet, non pas de se lancer dans l'analyse de l'oeuvre, mais au moins déjà de repérer que tous les artistes bruts n'ont pas tous vécu comme des reclus (ah ah, ça change quand même un peu la donne, du coup), mais aussi de réfléchir à des questions qui ne sont pas - ou pas que - du domaine de l'art. Après tout, ça m'intéresse en tant que lectrice de savoir que Judith Scott, parce que jugée déficiente mentale, a vécu dans des conditions infectes pendant de très longues années. Et puis on remarque grâce à ces biographies que certains artistes, s'ils n'ont pas suivis une formation artistique académique, ont acquis un savoir-faire professionnel qu'ils ont mis à profit pour réaliser leurs oeuvres ; c'est le cas de Ataa Oko ou d'Émile Ratier. Et là, c'est le discours sur les artistes bruts forcément autodidactes qui en prend un coup... de fait, j'ai trouvé que
Lucienne Peiry, dans son texte sur l'histoire du musée, ne prenait bizarrement que peu de recul avec la définition première de
l'Art Brut, alors qu'on voit bien que cette définition, avec ses critères liés à l'acculturation, à la solitude, à l'autodidaxie, ne va pas toujours de soi.
Pour le reste, j'aurais aimé voir des photos montrant des détails de certaines oeuvres - je pense notamment à la robe de mariée de Marguerite Sirvins, dont on ne comprend absolument pas en quoi elle est étonnante. Et puis il n'aurait pas été inutile de préciser en quelle année tel ou tel artiste était entré dans la collection permanente, ça aurait permis de donner une meilleure idée de l'évolution du musée. Cela dit, on a déjà là un beau panel d'artistes - dont on aurait d'ailleurs bien du mal à dire, la plupart du temps, s'ils sont estampillés "
Art Brut" ou "art contemporain" - qui nous change radicalement de ce qu'on nous présente en général comme chefs-d'oeuvres incontestés. Et c'est un bon début pour se colleter avec le concept d'
Art Brut, au cas où on n'aurait pas déjà visité le musée. Ou pour une piqûre de rappel, dans l'autre cas : celui où on aurait visité le musée mais oublié à peu près tout ce qu'on y a vu et tout ce qui s'y rapporte.