Autour du thème de l'enfance, une bouffée de rêverie joyeuse et de tendre nostalgie portée par l'humour ironique et pince-sans-rire d'un Perret au meilleur de son génie. J'ai un faible pour "La composition de calcul" mais toutes les nouvelles de ce recueil sont excellentes!
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Voyons un peu ce cahier de brouillon. C’est le plus gros, le plus confidentiel, le plus affectueusement mal tenu. Bien sûr, il n’a pas pour officielle et unique mission d’être mal tenu mais, en fait, le plus sage écolier éprouve une joie saine et réparatrice à maltraiter son cahier de brouillon, tout au moins à y écrire d’une main sans scrupule. En fin d’année, ce cahier fera volontiers figure de loque sublime, de témoin glorieux et perclus des campagnes scolaires. L’ennui est qu’il faut l’acheter neuf et qu’il ne révélera qu’à la longue son caractère brouillon. On admet très bien l’état neuf pour le cahier de textes par exemple, et l’élève le plus dissipé, le plus gâcheur, sera tout naturellement intimidé par les feuillets virginaux qu’il abordera d’une plume
respectueuse, au moins pendant les premières pages. Mais la
première page d’un cahier de brouillon, c’est une autre épreuve; il faut vaincre cette fausse candeur d’un papier blanc qui ne rêve en réalité que noirceurs innommables et pires outrages. On croit bien faire en l’attaquant, d’emblée, avec trois pâtés, une douzaine de rayures, un dessin baroque et, si ça se trouve, une tache de chocolat ressuyée d’un revers de manche. Quel que soit votre talent, vous n’aurez obtenu là qu’une page de faux brouillon qui sentira le convenu, le truqué, le contrefait; rien de plus navrant que l’élucubration apocryphe, le désordre fabriqué, le brouillon postiche, et vous en serez tout honteux, le mois suivant, quand vous verrez la belle chose vivante, riche et plaisante à l’œil qu’est une vraie page de brouillon.
Mais à propos de taches, il faut bien parler de gommes, et en particulier de la gomme à encre, qui a pour effet de transformer le pâté loyal ou la faute de participe respirant la bonne foi en un bourbillon pelucheux, innommable ordure, halo suspect où la vétille devient tumeur maligne et cacographie ulcérante. L’écolier s’affole. Pour effacer l’immonde avatar d’une erreur bénigne, il gomme encore et regomme, la mort dans l’âme, fouaillant l’écorchure et priant Dieu que le papier n’en crève pas. D’un coup
d’ongle enfin, il donne à la membrane ténue le luisant d’une cicatrice et, d’une plume anxieuse, il trace le premier jambage qui fait aussitôt éclore une fleur bizarre, un astériole tourmenté, une chenille horripilée, un infusoire aux cils baveurs, un épanchement fistulaire sans aucun rapport avec l’écriture usuelle. Enfin le gamin capitule en pleurs, le devoir se dilue en flaques mauves, l’encre avec les larmes fait toujours un mélange pathétique et je me demande encore si les joies de l’étude ont jamais payé le désespoir d’une copie d’écolier fondue en larmes. J’aurais voulu arrêter l’inventaire sur une note un peu futile et enjouée, mais en fouillant dans le cartable j’y trouve à l’instant un vieux préjugé d’écolier pour qui la rédaction passable est toujours améliorée par une fin triste.
Je ne me risquerai pas dans une étude un peu poussée sur la règle ou ses tenants lieu, ni sur l’idéal contestable qu’elle représente, mais j’ai un mot à dire sur son apprentissage rebutant et ses complicités avec les pires noirceurs de l’encre. Sous une addition posée avec goût et propreté, on tire un trait bien franc que la règle en s’écartant étale comme un sinistre panache, une crinière d’apocalypse, un pataquès, une débâcle. Malheureusement, à cet âge, nous étions peu à savoir que, sous une addition juste ou fausse, un trait largement cochonné, dégueulant son encre et déployant le drapeau noir de la révolte, ajoute non seulement un cachet romantique à l’austère devoir, mais contribue, si peu que ce soit, à soutenir le bon combat contre les ambitions du nombre.
Cartable ou gibecière ?
"Chez nous, on disait cartable, et ceux qui parlaient de gibecière nous semblaient assez bizarres et même un peu rustiques; à notre idée, ils avaient connus des chemins d'école si giboyeux que lapins et grives leur pesaient plus à l'épaule que les cahiers de classe et les morceaux choisis. L'écolier du VI° arrondissement, pour un merle et deux moineaux qu'il capturait,bon an mal an, dans les taillis du Luxembourg, ne pouvait prétendre à porter gibecière et, quelles que fût son ingéniosité, les occasions de dévoyer le cartable étaient rares. En vérité, c'étaient plutôt les parents qui disaient cartable, mot étroitement scolaire, mot de catalogue évoquant l'article neuf, un peu raide et sentant fort mauvais le mauvais cuir."p.197
Je les tins en estime [les protège-cahiers], jusqu’au jour où un maître nous les fit couvrir avec du papier bleu. Le prestige du protège-cahier en fut ruiné. À cet âge on a l’imagination rapide: en un clin d’œil, j’entrevis l’impossibilité humaine de mettre un frein à l’obsession protectrice, je compris que la protection des cahiers pouvait conduire au vertige de l’infini et que Dieu seul détenait la notion du protège-cahier en soi, au fin bout de la série indéfiniment tutélaire des protège-cahiers à la puissance n.
Petits éloges de l'ailleurs : chroniques, articles et entretiens
Jean Raspail
Éditions Albin Michel
Recueil d'articles publiés dans la presse au cours des trois dernières décennies, consacrés à des sujets de société, à certains aspects de la langue française, au voyage, à l'histoire ou à des écrivains, parmi lesquels Jacques Perret, Jean Cau, Michel Mohrt et Sylvain Tesson. L'ouvrage offre un tour d'horizon des univers multiples dont s'est nourri le romancier. ©Electre
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9782226470478
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