L'autre tactique de survie, c'était de tenter de se convaincre que c'était un métier comme un autre. D'abord, le vocabulaire. Les hommes qui défilaient entre ses mains et ses cuisses n'étaient pas des obsédés maniaques : c'étaient des clients, se qui leur conférait presque un côté respectable. Ils ne violaient pas : ils achetaient un service. Elle ne se laissait pas violer : elle offrait un service complet. Elle n'était pas une pute : elle était travailleuse du sexe. Elle avait des horaires, un tarif, un catalogue de prestations. Un job comme un autre. Tous ces éléments de langage avaient pour but d'aseptiser la réalité crue, trop brutale pour être appréhendée sans filtre : que la prostitution est une chose sordide, dégradante, même lorsqu'elle se pratique sur une table de massage désinfectée, sous une guirlande lumineuse et dans des effluves de parfum.
Quel choix ? Quand les vitrines étalent partout un luxe indécent... Quand la société de consommation envahit tous les recoins de la vie ; lubrique, obscène, omnipotente. Quand tu n'existes qu'à travers ce que tu possèdes. Quand, depuis l'enfance, on t'a appris à considérer ton corps comme un objet décoratif, qui s'offre, qui se laisse faire. On se coule dans un moule où l'on n'existe que par et pour le regard des hommes... Et même si au début on a l'illusion de garder un esprit critique, en réalité on est juste accro a l'approbation et à l'argent qui, à défaut d'être facile, a le mérite d'être rapide.
Si les hommes avaient besoin de s'approprier le corps d'une femme pour être rassurés dans leur masculinité, c'est que leur définition de la masculinité n'était pas bonne ; elle était aliénante et criminelle. Mais cet état de choses lui paraissait trop enraciné, trop universel et immuable pour pouvoir être réformée. En réalité, ce n'était pas une réforme qu'il fallait - c'était une révolution.
Cela aussi faisait partie du numéro : il fallait avoir l'air heureuse d'être là, les clients n'aimaient pas que les prostituées aient l'air tristes ou contraintes. Ça les aurait confrontés trop violemment au fait qu'ils profitaient de la misère humaine, qu'ils exploitaient la vulnérabilité d'une femme en lui infligeant un traitement dégradant.
Malgré la propagande fallacieuse du féminisme libéral, peu de personnes pensent sincèrement que montrer son corps et voir des bites toute la journée est un projet valide. Jamais, à personne, la prostitution n'a offert une vie digne.