Jacques Rancière est un intellectuel accueillant aux idées des autres, ouvert et incontestablement disponible aux propos d'Éric Hazan. Il ne conçoit à aucun moment dans ces quelques agréables pages la conversation comme un combat qu'il faudrait emporter et ne cherche aucunement à avoir le dernier mot. Parfois, s'il semble s'incliner, prendre pour lui des arguments contraires et contradictoires, sans pourtant soumettre son intime conviction, c'est pour permettre sans doute à la conversation de se poursuive, de s'éployer plus facilement. C'est donc aux plaisirs forts anciens de la conversation, aux échanges courtois « sans preuve » d'un
Montaigne plutôt qu'aux arides recherches « pratico-scientifiques » d'un
Karl Marx, auxquels nous sommes ici conviés. L'ouvrage « En quel temps vivons-nous » est malgré tout une bonne introduction à la pensée de
Jacques Rancière. Il n'est que cela. Il permet, au regard des mouvements sociaux récents, de mettre en perspectives les remarquables travaux sur la démocratie, le partage du sensible du philosophe.
Au fil des questions, l'auteur revient sur le concept de démocratie. Elle n'est pas, nous dit-il, un régime politique, elle est la condition égalitaire, la condition anarchique de l'existence d'une capacité spécifiquement politique des non qualifiés pour exercer le pouvoir. Et c'est cette possibilité que les dominants tentent sans cesse de refouler. le système représentatif, à contrario, est le pouvoir d'une partie de la société qui s'estime, par sa position, apte à représenter les intérêts généraux. Il y a donc comme on le voit une opposition de principe entre la logique démocratique et la logique de la représentation qui toujours prend le contrepied de l'égalité. C'est pour cela qu'il est urgent de faire enfin quelque chose, de créer quelque mouvement politique indépendant des agendas étatiques ; de concevoir quelque espace disjoint des partis capable de se défaire des très anciens et démodés jeux de la déformante représentation, des programmes défaits et des alliances surannées.
Jacques Rancière insiste tout au long de son ouvrage : ce n'est pas le peuple qui se représente mais la représentation qui produit un certain type de peuple. le système électoral fonctionne à l'incroyance. Il se soutient aujourd'hui moins par les espérances qu'il suscite que par le découragement qu'il produit. Les français se soumettent dans la mesure même où le système électoral leur offre la possibilité de mépriser, faute de lucidité et de combats, les forces qui les assaillent et les formatent (logique des inférieurs supérieurs). Il faut en matière de démocratie se défier d'une dialectique trop simpliste de la temporalité immanente aux forces de l'histoire, d'une évolution universelle de l'humanité, d'une ligne ascendante uniformément progressive des modes de production et des formations sociales nous dit
Jacques Rancière. La baisse des espérances mises dans le système électoral ne produit pas la hausse des énergies qui se portent vers les alternatives au système. La disparition des illusions ne produit pas la montée du vrai. le désinvestissement en matière d'élections n'ouvre aucune espèce de perspective et d'automaticité, il est au contraire un indicateur du bon fonctionnement du système représentatif de domination. En effet, le progrès de l'émancipation n'est aucunement programmé. L'histoire ne se fait pas du bon côté mais par la douleur du négatif, l'affrontement des intérêts, la violence des crises. L'histoire avance du mauvais côté celui de la domination et de la restriction des libertés. Ce qui ne signifie nullement, comme le généralise trop hâtivement l'auteur, que les possibilités du futur ne résident pas dans l'état des choses présent [du capitalisme].
Il est question aussi d'esthétique et de partage du sensible dans cette conversation avec le philosophe.
Jacques Rancière y remet utilement à jour quelques magnifiques pages des « Manuscrits de 1844 ». le communisme, nous rappelle-t-il, est pour
Karl Marx l'état dans lequel l'exercice des sens humains est sa propre fin et où l'homme n'est plus soumis à la grossièreté des besoins. C'est le moment où le refus de la séparation vouant les uns au monde de l'utilité et les autres au monde des jouissances désintéressées est effectif. Cela dit maintenant toute l'importance de la pensée ranciériennes sur l'art. La révolution esthétique pour
Jacques Rancière est l'autonomisation de l'art comme sphère du sensible, l'abolition des frontières séparant sujets et manières du monde de l'expérience ordinaire. Elle est l'introduction dans les milieux populaires de formes de perception, de sensibilité et d'aspirations nouvelles. Elle est la constitution d'un monde autonome de parole, formes et performances détachées de leurs usages traditionnels et elle est formation de nouvelles subjectivités militantes, de programmes jouant à transformer les cadres de la vie matérielle. La révolution esthétique concerne les gestes de tous les jours et la manière dont les êtres s'y rapportent les uns aux autres. Elle est sans aucun doute aujourd'hui une réserve de possibilités inaccomplies mais réactualisable. Dans le contexte de recul de la critique sociale organisée, les « armes » de l'esthétique prennent aux yeux de
Jacques Rancière une certaine importance. Les inventions de la performance, les trouvailles de langage, les incarnations nouvelles données aux mots et aux fictions d'hier mais aussi les pouvoirs mobilisateurs des images immédiates doivent être des ressources précieuses à l'action politique. Mais que dit
Jacques Rancière du temps présent, quelles perspectives propose-t-il ?
Le philosophe apparemment réfute une certaine bouillie qui ramène toutes les défaites du mouvement ouvrier actuel et la victoire de la révolution conservatrice à une même cause. Et pourtant, si l'acteur ne veut pas seulement interpréter différemment le monde mais le changer, il a besoin nous dit
Rancière d'une vision synthétique. Ainsi le marxisme a su en son temps nouer deux types de totalités, celle qui convient à l'action et celle déterminée par la science. Il y a en effet toujours nécessité pour l'action de réduire les facteurs d'une situation, de trancher le réseau infini des dépendances qui est contraire à la science qui doit lier de nombreux phénomènes particuliers du système global. La science (marxiste) a su fournir ses espaces de subjectivation, des schèmes temporels, des cartes du territoire de l'action, des formes d'interprétation, un registre d'affects et des schèmes de coordination entre interprétation des situations, la détermination des actions et l'entretien des affects ; elle a su déterminer un équilibre entre les deux formes de globalité. Pourquoi ce qu'elle elle a pu faire un jour et qui est indispensable, elle ne le fait plus ? Pourquoi ne construit-elle plus aujourd'hui aucun espace de concordance entre perception, pensée affect et action ? Pourquoi tout cela est aujourd'hui perdu ? Pourquoi la vision d'un monde décadent occupe-t-elle tout l'espace ?
Jacques Rancière en bavardant ne le dit pas.
Jacques Rancière, de la situation actuelle de défaite des luttes ouvrières contre les puissances financières, tire un certain nombre de conclusions (trop) rapides dans ce livre. Il prend notamment pour exemple le mouvement des places de 2016. le travail nous dit-il n'y fait plus communauté, le mouvement non conflictuel y fonctionne au désir ; chacun gère son capital humain propre dans un espace vacant et non pas dans un lieu de fonction sociale qui met en présence les forces en conflit.
Jacques Rancière affirme que si le travail fait encore enjeu de lutte et principe de communauté, il ne fait plus monde. Même si pour lui le travail matériel (ni en voie de disparition, ni s'étendant à la vie entière) et l'extraction directe de la plus-value jouent encore dans les sociétés occidentales un rôle très important, il est difficile de concevoir aujourd'hui la lutte anticapitaliste comme un combat frontal des producteurs de la plus-value contre les accapareurs. Ce combat tend à se yeux à se fondre dans une bataille plus diffuse contre les différentes formes selon lesquelles la logique capitaliste requiert nos corps, nos intelligences, transforme notre environnement, nos modes de vie et de pensée. L'idée que le travail constitue un mode commun, un avenir où les rapports médiatisés par les abstractions de la monnaie et de la marchandise seraient redevenus des rapports directs entre les hommes a pour lui disparu dans l'univers contemporain du capitalisme financier, de l'industrie délocalisée et de l'extension du précariat. Pourtant, à quelques rues de la Place de la République et à quelques lieues du beau Paris s'agissant de la loi El Khomri, des affrontements très violents des producteurs de la plus-value et des forces de l'ordre ont bien eu lieu. Dans les rues, dans les universités et dans les entreprises la police est intervenue. Des militants ont été maintenus à résidence, interdits de manifestation, arrêtés et gravement blessés. le travail comme mode commun, les abstractions de la monnaie et de la marchandise étaient bien dans la tête de certains grévistes et sur les banderoles en tête de cortège. Pourquoi les luttes hors sol sont-elles plus efficaces et porteuses d'avenir ? Pourquoi le travail ne constitue plus un mode commun ?
Jacques Rancière en bavardant ne le montre pas.
Jacques Rancière, au fil de la conversation, enfin entreprend de repenser une stratégie. le capitalisme, nous dit-il, est le milieu dans lequel nous vivons et agissons et dans lequel notre activité normalement reproduit les conditions de la domination. Ce que nous propose le philosophe c'est, en choisissant nos actions, de changer de peuple. le populisme de gauche reprend à son compte la figure du peuple que le système construit comme son autre, le peuple substantiel et souffrant méprisé par les élites. Il ne faut pas s'identifier au peuple construit par le système dominant mais à un peuple égalitaire en construction. Nous ne sommes pas en face du capitalisme mais dans son monde. Dans ce milieu enveloppant, il faut essayer de creuser des trous, de les aménager, de les élargir plutôt que d'assembler des armées pour la bataille (luttes ponctuelles et défensives, occupations de lieux symboliques, moments de fraternité et tentatives d'organisation collective de la vie matérielle, amitiés informelles et réseaux de circulation de la pensée, coopératives de production, communautés, entraides diverses). Il faut tenter de lier, dans un mouvement d'expansion propre, une forme, un terrain d'action, un type de rassemblement à un autre (?).
Jacques Rancière souligne cependant dans cette conversation toutes les limites de sa méthode : désintriquer les éléments et les traiter séparément n'est pas suffisant. L'universalisme s'affirme sur chaque terrain partiel sans passer par l'universalisation constituée par une stratégie intégrant cette lutte dans un mouvement global. Il faut qu'une certaine force unitaire arrive à se constituer à partir de la logique mouvementiste qui prévaut aujourd'hui. Malheureusement, n'en déplaise au célèbre philosophe, comme le montre que trop bien l'expérience de tant d'années de capitalisme finissant, une chaine infiniment longue, continue de mouvements en tous genres, qui renvoie chacun à son petit monde, ne permet aucunement la répartition équitable des richesses, l'enrichissement de la vie, le partage du pouvoir, c'est même tout le contraire. Les résultats des politiques mouvementistes sont toujours illusoires, temporaires et la déconfiture, par contre, toujours certaine. Les raisons des échecs répétés de ces politiques sont naturellement de nature systémique. Dans le capitalisme, il n'y a pas des mondes possibles. Les tentatives tout à fait marginales et soporifiques de constituer des isolats dans un environnement capitaliste d'échanges et de concurrence exacerbée ; de modifier localement les modes de production et la répartition de la plus-value qui en dépend sont toujours vouées à l'échec organisationnel en interne et commercial en externe. Il n'y a aussi, par malheur, pas de force intrinsèque des idées de justice et les militants ignorants et sans « science » l'apprennent à leurs dépens. Ils se heurtent, sans que rien n'y fasse, toujours et éternellement, à la dure matérialité des faits. le développement ininterrompu de la démocratie hors sol est un doux mirage pour midinettes. Consentement et contrainte sont déterminés de l'extérieur, en tout lieu. le patronat fonctionne au désir. Il fait faire, s'empare de la puissance d'agir des enrôlés et s'approprie ensuite les produits de l'activité commune (capture). Il s'approprie le produit matériel mais aussi le bénéfice symbolique de l'oeuvre collective des enrôlés. Ce travail, le plus souvent, est inassignable, la société toute entière travaillant par auto affection.