Matthieu Ricard ou l'art de faire de ses
mémoires une autobiographie qui retrace avant tout un long voyage spirituel, à l'intérieur duquel se glisse sur la pointe des pieds et à de rares occasions celui de l'homme.
Mais il n'y a pas tromperie, le titre est -
carnets d'un moine errant -, donc ce "pavé bouddhiste" est une invite de 800 pages à suivre l'itinéraire d'un homme tout entier imprégné et voué à une spiritualité qui conditionne son quotidien et par voie de conséquence ses carnets.
J'avais lu, comme beaucoup, le livre écrit en 2015 avec ses deux complices, le psychiatre Christophe André et le philosophe
Alexandre Jollien, intitulé - Trois amis en quête de sagesse -.
Je connaissais le moine bouddhiste, interprète du
Dalaï Lama, très médiatisé depuis la fin des années 90.
Le fils du philosophe académicien
Jean-François Revel et de la peintre
Yahne le Toumelin.
J'avais vu quelques-unes de ses magnifiques photos qui ont donné lieu à des livres et à des expositions.
Il ne me manquait que la coagulation, l'agrégation de tous ces éléments pour mieux faire connaissance avec ce "réincarné expatrié"...
Car par quel étrange sortilège cet enfant né dans un milieu intellectuel bourgeois va-t-il se retrouver Népalais ou Tibétain, non pas d'un jour mais de toujours ?
Qui aurait pu penser un instant que ce jeune chercheur de l'
Institut Pasteur, membre de l'équipe du Professeur
François Jacob (
Prix Nobel de médecine ), abandonne toute ambition à un brillant avenir pour se retrouver dès 1972 ( à vingt-six ans ) apprenti moinillon bouddhiste au service de son premier maître spirituel... dit "maître racine", Kangiour Rinpoché ?
Maître qu'il va servir et auprès duquel il va apprendre à "méditer" dans un ermitage himalayen.
Sept ans auprès de celui qui, pour lui, dans l'acception tibétaine, se rapproche d'un saint homme.
À la mort de son premier maître, il sera appelé à servir un autre maître spirituel en la personne de
Dilgo Khyentse Rinpoché, lequel va également beaucoup le marquer.
...Appelé par celui-ci, qu'il va servir et accompagner pendant treize ans.
Ces vingt années auprès de ses deux maîtres vont être émaillées de très nombreux voyages pèlerinages, de nombreuses entreprises comme les traductions et publications de textes bouddhistes sacrés, de cérémonies, de conférences, de retraites spirituelles, et parsemées de très nombreuses rencontres... des plus humbles aux plus prestigieuses.
Et bien évidemment, au coeur de ces voyages, le Tibet et sa relation à la Chine occupe(nt) une place tout à fait à part, que
Matthieu Ricard n'a de cesse de rappeler en bon moine pour lequel le sang versé n'appelle pas à en verser d'autre...
Ce parcours initié en 1972 avec moins de 500 euros en poche : « Quand j'ai quitté l'
Institut Pasteur en 1972, j'avais de côté l'équivalent de six mois de salaire au CNRS, ce qui m'a permis de vivre quinze ans sur place. Durant ces années, j'ai vécu avec 30 euros par mois, ne faisant rien d'autre que méditer », va bifurquer, et à travers son implication d'interprète officiel du
Dalaï Lama à partir de 1989 et par le biais de l'écriture du livre best-seller co-écrit avec son père
Jean-François Revel, intitulé -
le Moine et le Philosophe- paru en 1997.
Ce livre traduit en 23 langues va lui apporter une notoriété et une renommée à laquelle il ne s'attendait pas.
De ce succès, dont tous ses droits d'auteur sont reversés à l'association humanitaire Karuna-Shechen ( qu'il a créée) qui oeuvre dans différents domaines : scolarité, dispensaires, logements, aide alimentaire, secours etc etc, va naître une oeuvre littéraire... "avec l'astrophysicien
Trinh Xuan Thuan, en 2000, de
L'infini dans la paume de la main ; de
Plaidoyer pour le bonheur (2003), du conte spirituel
La Citadelle des Neiges (2005), de
L'art de la méditation (2008), de
Plaidoyer pour l'altruisme (2013), de
Plaidoyer pour les animaux (2014) et, avec Christophe André et
Alexandre Jollien, de Trois amis en quête de sagesse (2016).
Il a également traduit du tibétain de nombreux ouvrages dont
La Vie de Shabkar, Les cent conseils de Padampa Sanguié (Dampa Sangye), Au seuil de l'Éveil,
La fontaine de grâce,
Au coeur de la compassion, le trésor du coeur des êtres éveillés, et Chemins spirituels, petite anthologie du Bouddhisme tibétain."
Dès lors sa vie va prendre un tour frénétique...car entre ses "activités" de moine pélerin traducteur interprète écrivain photographe,
Matthieu Ricard, passionné comme l'est le
Dalaï Lama de neurosciences, va se porter volontaire auprès de scientifiques ( surtout Américains ) qui se sont lancés dans l'étude des impacts de la méditation sur le cerveau.
De là, notre cobaye va se retrouver enfermé des heures durant dans toutes sortes de machines ( IRM et scanners ), bardé d'électrodes, le sang baigné de produits radioactifs... pour des résultats tout aussi surprenants humainement qu'utiles scientifiquement... jusqu'à 85 cartes d'embarquement par an !
Ce qui va l'amener à s'interroger sur le sens et l'intérêt liés à cette vie "mondaine", en contradiction (?) avec sa vocation moniale...
Dans cette somme autobiographique, quelques jolies photos "personnelles", dont une vue à couper le souffle de la fenêtre de son ermitage.
Un livre d'aventures au "Pays des Neiges" et dans plein d'autres ailleurs, parcouru au rythme des pas d'un moine en quête de "sagesse".
La spiritualité bouddhiste est omniprésente, mais elle a ceci de particulier qu'elle s'inscrit dans un destin hors normes... donc aucun prosélytisme, aucun dogmatisme, aucun "ennui"... même si le ou les rituels "s'imposent" de manière presque obsédante.
Par ailleurs ces
mémoires ne manquent pas de vie au sens où tout lecteur peut à tout moment s'y reconnaître.
À titre d'exemple, je vous citerai quelques "perles de langage" ( ainsi
Matthieu Ricard les qualifie-t-elles ) de sa mère ( nonne elle aussi )
Yahne le Toumelin.
"Ma mère a toujours eu l'art de la formule. À l'heure de la vaisselle, elle aimait à dire : "je suis une femme de méninges ; je pense donc j'essuie."
"Nayant jamais eu son permis de conduire, elle aimait par exemple à dire : " je ne suis pas une autodidacte, mais une vélodidacte."
"Sur une carte de Noël, ces mots : "il est né le Divin Instant, Immaculé de concepts".
"Lorsqu'elle avait la voix enrouée, elle disait : "lorsque j'ai un chat dans la gorge, je dis "souris!"
"À 94 ans, elle constatait avec humour : "je suis de plus en plus de moins en moins " et " le silence est la langue de demain".
Pas mal, non ?
Ces
mémoires sont aussi l'occasion de plaidoyers pour la paix, pour la nature, pour les animaux et, en toutes circonstances, pour l'Amour.
Matthieu Ricard ne se dérobe pas et affronte les critiques avec bienveillance, comme un enseignement, dont il tire toujours le meilleur de leur substance.
Il ne s'est jamais fait prendre au piège des trompettes trompeuses de la renommée et à ce qu'il appelle " les infatuations de la louange..."
Matthieu Ricard a consacré sa vie entière à rechercher les voies qui éloignent de la souffrance... son livre le montre avec une intensité, un foisonnement, une richesse, une authenticité... très ZEN !
Un homme qui, indubitablement, a fait un bon moine.
Un moine dont le parcours a fait un bel homme.
À lire et à méditer ces 56 chapitres sur le toit du monde !
PS : je tiens à remercier Sylvaine Prost ( nonne bouddhiste et amie ) qui m'a prêté ce livre.