L’ai-je jamais aimée ou n’est-ce qu’un léger
Caprice qui m’a fait un moment fleurir l’âme ?
Ainsi dans les jardins, sous le soleil en flamme,
Les floraisons d’avril que le vent fait neiger.
Est-ce elle que j’aimais ou l’amour ? Que m’importe,
Si j’ai senti mon cœur pavoisé d’un drapeau,
Si j’ai pendant un jour trouvé le ciel plus beau
Et joui des chansons qu’on chantait à ma porte !
L’Âme est un palais noir où l’on va tâtonnant,
Où, sans rien pénétrer, on s’ignore soi-même ;
Est-ce qu’on sait qu’on croit ? Est-ce qu’on sait qu’on aime ?
Sur le plateau sans fleurs où je suis maintenant,
Je songe en revoyant la montagne gravie :
Est-ce qu’on vit son rêve, ou rêve-t-on sa vie ?
La Passante
O toi qui t’en allais dans le soir taciturne
O toi qui t’en allais,
O toi qui remuais
De la tristesse en toi comme une eau dans une urne,
O toi dont la tristesse attira ma tristesse,
Nous qui nous en allions
Parmi la rue où le jour baisse,
Évitant de marcher du côté des rayons,
Nous qui nous en allions du côté de la rue
Où l’ombre des maisons est grise,
Toi qui m’est apparue,
O toi qui m’as compris et toi que j’ai comprise,
Car les heureux, d’instinct, ne marchent qu’au soleil
Et les tristes marchent à l’ombre ;
Et de nous en aller du même côté sombre,
Nous nous sommes sentis pareils…
J’ai compris ta détresse et toi mon amertume,
La Veillée du dernier jour de l’an
...
IV
Encore une nouvelle année :
Encore une bûche allumée !
Dans l’âtre noirci
Le bois pétille, gaîment flambe
(Dans mon cœur aussi) ;
Il ajoute sa flamme à la lampe,
Et les ombres sur le plafond,
En dansant, s’en vont…
Une chaleur neuve s’épanche ;
L’année éclôt comme un dimanche…
Une nouvelle année encor !…
Le vent dans la cheminée
N’est plus triste comme le son du cor.
Encore une nouvelle année ;
Encore une bûche allumée !
Georges Rodenbach - Le soir dans les vitres