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Giorgio Colli (Éditeur scientifique)Mazzino Montinari (Éditeur scientifique)Jean-Claude Hémery (Traducteur)
EAN : 9782070326594
163 pages
Gallimard (26/09/1991)
3.95/5   39 notes
Résumé :
Qu'exige un philosophe, en premier et dernier lieu, de lui-même De triompher en lui-même de son temps, de se faire « intemporel ». Sa plus rude joute, contre quoi lui faut-il la livrer ? Contre tout ce qui fait de lui un enfant de son siècle. Fort bien ! Je suis, tout autant que Wagner, un enfant de ce siècle, je veux dire un décadent, avec cette seule différence que, moi, je l'ai compris, j'y ai résisté de toutes mes forces. Le philosophe, en moi, y résistait.
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Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
Richard Wagner est considéré comme l'un des plus grands compositeurs d'opéras du XIX è siècle et occupe une place importante dans l'histoire musicale occidentale.
Alors, pourquoi ce pamphlet de Nietzsche en 1888 contre lui ?
Mauvaise foi ? Je me pose encore des questions, car il semble que Nietzsche ait été un « détail » dans la vie de Wagner, alors que l'inverse est faux.
Jalousie de Nietzsche de plus en plus incompris devant le succès de son ancien ami Richard Wagner ? Possible.
En 1889, alors qu'il est interné, Nietzsche déclare à son psychiatre :
 « C'est ma femme, Cosima Wagner qui m'a conduit ici. »
Fût-il amoureux de la femme de son ami ?
.
Nietzsche ne contextualise absolument pas ses propos, donc, pour cette critique, je me permets d'y inclure mes petites recherches personnelles, afin d'essayer d'apporter un peu de cohérence !
;
Personnellement, je n'y connais rien en musicologie, et serais bien incapable d'émettre un jugement.
Je constate seulement que je me laisse un peu emporter par l'ouverture de « Tannhäuser », alors que je vibre au « Boum-boum » de Hooker,
John Lee Hooker Boom Boom Live 1964 - YouTube

Comme le dit Nietzsche, je suis ( un peu, en ce qui me concerne ) piégé comme ses wagnériens :

« Vous ne savez pas qui est Wagner : un comédien de premier ordre. Y a-t-il en général au théâtre un effet plus profond, plus puissant ? Voyez donc ces jeunes gens, raidis, blafards, sans haleine ! Voilà des wagnériens : ils n'entendent rien à la musique, et cependant Wagner les domine... L'art de Wagner exerce une pression de cent atmosphères : inclinez-vous, on ne peut faire autrement... le comédien Wagner est un tyran, son pathos culbute n'importe quel goût, n'importe quelle résistance. »

Il est vrai que Wagner a écrit un ouvrage sur l'art total.....mais bon !
.
C'est difficile de critiquer un ami ; car Friedrich est devenu un ami, au fur et à mesure que j'ai perçu sa sensibilité ;
tout comme Stefan, Victor ou Émile ;
tout comme mes vrais amis, Manu le marin, Bastien le collectionneur, Michel le cuisinier, ou André le nageur ;
tout comme vous, mes 53 bab-amis, dont certains m'ont laissé découvrir leur sensibilité …
.
Mais Friedrich est parti, et donc, je ne peux pas lui dire entre quatre yeux que je ne suis pas d'accord !
Bref, c'est vrai qu'il peut se le permettre, il connaît bien Richard, et a fait des études de musicologie.
Mais !
Je lui reproche plusieurs choses :
1 ) pourquoi s'attaquer à lui alors qu'il ne peut plus se défendre ? En effet, leur brouille date de 1878, Wagner est parti en 1883, il aurait pu intervenir pendant ces cinq ans, mais comme quelqu'un « qui en a gros sur la patate », il a attendu dix ans ; tout comme il a bien attendu pour proclamer « Dieu est mort » alors que cela faisait un bout de temps que les curés « s'en prenaient plein la poire ». Ça a dû travailler dans sa tête, car en ce qui concerne la religion, son père était pasteur d'une part, et pour Wagner, j'ai lu qu'il était son idole, un peu son père spirituel (né en 1813, Friedrich étant né en 1844 ). Il a donc fallu « tuer le père » deux fois ! Pas étonnant que son cerveau ait explosé en 1889...
2 ) Un philosophe digne de ce nom s'attaque à un régime politique comme l'a fait Platon, ou à une caste de gens comme l'a fait Épictète ; pas à un homme, ce n'est pas digne de lui, non ?
3 ) Il lui reproche son succès auprès des jeunes. Là, c'est comme si moi, fan de blues et de rock, je disais « le rap, c'est de la m... ! » Non, il y a de beaux textes, et puis Joe Starr est un bon acteur, à mon avis.
Populariser la musique, comme Nietzsche semble accuser Wagner, est une mauvaise chose ? C'est réservé à l'élite ? Quel est ce langage de philosophe ? Il me semble bon, au contraire, que toutes les couches de la population puissent accéder à l'Art.
.
Bien, mais je ne vais pas l'accabler, pauvre homme, il était dans sa phase de rejet de l'Allemagne, humide, brutale, froide ; il était dans sa phase soleil, liberté, Italie, danser, voler...

« Il est libre, Friedrich ;
Y'en a même qui disent qu'ils l'ont vu voler ! »
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Tout d'abord, on croit déceler une belle perle de méchanceté pure : "Je me permets un petit soulagement. Ce n'est pas méchanceté pure, si, dans cet écrit, je loue Bizet aux dépens de Wagner. J'avance, au milieu de beaucoup de plaisanteries, une chose avec laquelle il n'y a pas à plaisanter. Tourner le dos à Wagner fut pour moi une fatalité ; aimer ensuite quoi que ce fût, un triomphe. Personne n'était peut-être plus que moi dangereusement difformé par le wagnérisme. Personne ne s'était plus défendu contre lui. Personne ne s'est plus réjoui d'en être débarrassé." La succession de traits acerbes adressés à l'ancien ami de l'auteur suffit à réjouir nos papilles. Elle semble être motivée par la trahison d'une amitié, ce qui rappelle par certains points l'opposition entre Léon Bloy et Huysmans ; à tel point que Sur la tombe de Huysmans pourrait parfaitement être intitulé le cas Huysmans. Mais, entre les lignes, l'oeil averti décèle une théorie de l'esthétique, Wagner étant selon Nietzsche un exemple d'art "décadent" par opposition à un art qui glorifierait la vie. C'est d'ailleurs en ce sens qu'il faut comprendre la dernière phrase de l'épilogue : "Le cas Wagner est pour le philosophe un bonheur ; ce traité est inspiré, on l'entend bien, par la reconnaissance." Nietzsche remercie Wagner de l'avancée philosophique qu'il a permise.
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Citations et extraits (28) Voir plus Ajouter une citation
3.
Vous voyez déjà combien cette musique me rend meilleur ? — Il faut méditerraniser la musique : j’ai des raisons pour énoncer cette formule (Par delà le Bien et le Mal, aph. 256). Le retour à la nature, à la santé, à la gaieté, à la jeunesse, à la vertu ! — Et cependant j’étais l’un des wagnériens les plus corrompus… J’étais capable de prendre Wagner au sérieux… Ah ! le vieux magicien nous en a-t-il assez fait accroire ! La première chose que nous offre son art c’est un verre grossissant : on regarde au travers, on ne se fie plus à ses yeux. — Tout devient grand, Wagner lui-même devient un grand homme… Quel prudent serpent à sonnettes ! Toute sa vie il a agité la sonnette avec les mots de « résignation », de « loyauté », de « pureté », il s’est retiré du monde corrompu avec une louange à la chasteté ! — Et nous l’avons cru…

— Mais vous ne m’entendez pas ? Vous préférez encore le problème de Wagner à celui de Bizet ? Moi non plus, je ne l’estime pas au-dessous de sa valeur, il a son charme. Le problème de la rédemption est même un problème très vénérable. Rien n’a fait faire à Wagner de réflexion plus profonde que la rédemption : l’opéra de Wagner, c’est l’opéra de la rédemption. Il y a toujours chez lui quelqu’un qui veut être sauvé : tantôt un homme, tantôt une femme — c’est là son problème. Et avec quelle richesse il varie ce leitmotiv ! Cruelles échappées rares et profondes ! Qui donc nous l’apprendrait, si ce n’est Wagner, que l’innocence sauve avec prédilection des pécheurs intéressants ? (C’est le cas du Tannhäuser.) Ou bien que le Juif errant lui-même trouve son salut, devient casanier lorsqu’il se marie ? (C’est le cas du Vaisseau fantôme.) Ou bien qu’une vieille femme corrompue préfère être sauvée par de chastes jeunes gens ? (C’est le cas de Kundry dans Parsifal. ) Ou bien encore que de jeunes hystériques aiment à être sauvées par leur médecin ? (C’est le cas de Lohengrin.) Ou bien que de belles jeunes filles sont sauvées plus volontiers par un chevalier, qui est wagnérien ? (C’est le cas des Maîtres Chanteurs.) Ou encore que des femmes mariées, elles aussi, ont recours au chevalier ? (C’est le cas d’Iseult.) Ou enfin que le « vieux dieu », après s’être moralement compromis de toutes les façons, finit par être sauvé par un libre penseur, par un immoraliste ? (C’est le cas de l’Anneau.) Admirez en particulier cette dernière profondeur ! La comprenez-vous ? Moi, je m’en garde bien… Qu’il y ait lieu de tirer encore d’autres enseignements des ouvrages cités, je serais plutôt porté à le démontrer que d’y contredire. Qu’un ballet wagnérien puisse vous réduire au désespoir — et à la vertu ! — c’est encore le cas du Tannhäuser. Que l’on soit menacé des suites les plus fâcheuses, lorsqu’on ne se met pas au lit à l’heure. — C’est encore le cas de Lohengrin. Que l’on n’a jamais besoin de savoir trop exactement avec qui l’on va se marier —, c’est pour la troisième fois le cas de Lohengrin. — Tristan et Iseult glorifie le parfait époux qui, dans un cas déterminé, n’a qu’une seule question à la bouche : « Mais, pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plus tôt ? Il n’y avait rien de plus simple ! » Réponse :


Cela, je ne peux pas te le dire,
Et, ce que tu demandes,
Tu devras toujours l’ignorer.


Le Lohengrin contient une solennelle mise au ban des recherches et des questions. Wagner touche ici au dogme chrétien : « Tu dois croire, et tu croiras. » C’est un attentat contre ce qu’il y a de plus élevé et de plus sacré, que d’aimer la science… Le Vaisseau-Fantôme prêche cet enseignement sublime que la femme stabilise même l’être le plus vagabond — pour parler le langage wagnérien, elle le « sauve ». Ici, nous nous permettons une question. En admettant que cela fût vrai, serait-ce, par cela même, désirable ? — Qu’advient-il du « Juif errant » qu’une femme adore et fixe ? Il cesse tout simplement d’être éternellement errant ; il se marie, il n’a plus d’intérêt pour nous. — Interprétons cela par la réalité : le danger pour l’artiste, pour l’homme de génie — et ce sont eux les Juifs errants — le danger réside dans la femme : les femmes aimantes sont leur perte. Presque personne n’a assez de caractère pour ne pas se laisser corrompre — « sauver », quand il se sent traité comme un dieu, — il condescend aussitôt jusqu’à la femme. — L’homme est lâche devant tout ce qui est éternellement féminin : c’est ce que savent les petites femmes. — Dans beaucoup de cas d’amour féminin, et peut-être précisément dans les plus célèbres, — l’amour n’est autre chose qu’un parasitisme plus raffiné, un moyen de se nicher dans une âme étrangère, parfois même dans une chair étrangère — hélas ! combien souvent au dépens de l’hôte ! ——

On connaît le sort de Gœthe dans cette Allemagne puritaine aux allures de vieille fille. Il fut toujours un scandale pour les Allemands, il n’eut d’admiratrices sincères que parmi les Juives. Schiller, le « noble » Schiller qui leur rebattait les oreilles avec de grands mots, — celui-là fut l’homme selon leur cœur. Que reprochaient-ils donc à Gœthe ? La Montagne de Vénus et le fait d’avoir écrit des épigrammes vénitiennes. Déjà Klopstock lui prêcha la morale ; il y eut un temps où Herder, lorsqu’il parlait de Goethe, employait le mot « Priape ». Même Wilhelm Meister n’était considéré que comme un symptôme de décadence, comme signe d’une banqueroute morale. La « ménagerie des animaux apprivoisés », l’« indignité » du héros exaspérait Niebuhr par exemple : il finit par laisser échapper une lamentation que Biterolf [4] aurait pu psalmodier : « Rien ne produit plus facilement une impression douloureuse que lorsqu’un grand esprit se coupe les ailes pour exercer sa virtuosité au service d’un objet infime, en renonçant à ce qui est élevé… » Mais avant tout la jeune fille idéale se montrait indignée : toutes les petites cours, toutes les « Wartbourgs » d’Allemagne, de quelque espèce qu’elles soient, se signèrent devant Gœthe, devant l’« esprit impur » qui était en Gœthe. Cette histoire, Wagner l’a mise en musique. Il sauve Gœthe, cela va de soi ; mais, avec une suprême adresse, de façon à prendre en même temps le parti de la jeune fille idéale. Gœthe est sauvé : une prière le rachète, une jeune fille idéale l’élève à elle…

— Qu’est-ce que Gœthe aurait bien pu penser de Wagner ? — Gœthe s’est une fois demandé quel était le danger qui menaçait tous les Romantiques : quelle était la destinée des Romantiques. Voici sa réponse : « C’est l’asphyxie par le rabâchage de toutes les absurdités morales et religieuses. » En un mot : Parsifal. — Le philosophe y ajoute un épilogue : La sainteté — peut-être la dernière chose de valeur supérieure qui soit encore visible au peuple et à la femme, l’horizon de l’idéal pour tout ce qui est myope de nature. Mais pour les philosophes, tout horizon n’étant qu’un simple manque de compréhension, une manière de fermer les portes sur l’endroit où leur monde ne fait que commencer —, leur danger, leur idéal, leur aspiration… Pour parler d’une manière plus courtoise : la philosophie ne suffit pas au grand nombre. Il lui faut la sainteté. —
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— Je vais encore raconter l’histoire de l’Anneau. Sa place est ici. Elle aussi, elle est une histoire de rédemption : avec cette variante que cette fois, c’est Wagner qui est sauvé. — Wagner, durant la moitié de sa vie, a cru à la Révolution, comme seul un Français pourrait y croire. Il suivait ses traces dans les caractères runiques de la mythologie, il croyait découvrir en Siegfried le révolutionnaire typique. — « D’où vient tout le malheur dans le monde ? » s’est demandé Wagner. « D’anciennes conventions », répondit-il, comme tous les idéologues révolutionnaires. C’est-à-dire : des coutumes, des lois, des morales, des institutions, de tout ce qui sert de base au vieux monde, à la vieille société. Comment supprimer le mal dans le monde ? Comment supprimer la vieille société ? Il n’y a qu’un seul moyen : déclarer la guerre aux conventions (la tradition, la morale). C’est ce que fait Siegfried. Il commence de bonne heure, de très bonne heure : sa naissance est déjà une déclaration de guerre à la morale — il vient au monde grâce à l’adultère et à l’inceste… Ce n’est pas la légende, c’est Wagner qui a inventé ce trait radical ; sur ce point il a corrigé la légende… Siegfried continue comme il a commencé : il ne suit que la première impulsion, il démolit toute tradition, tout respect, toute crainte. Il abat ce qui lui déplaît. Il renverse sans respect toutes les vieilles divinités. Mais son entreprise générale tend à émanciper la femme, — à « délivrer Brunehilde »… Siegfried et Brunehilde, le sacrement de l’amour libre ; le commencement de l’Âge d’or ; le crépuscule des dieux de la vieille morale ! — le mal est aboli… Le vaisseau de Wagner fila longtemps gaiement sur cette voie. Pas de doute, Wagner y cherchait son but le plus élevé. — Qu’arriva-t-il ? Un malheur. Le vaisseau de Wagner donna sur un écueil ; il se trouva immobilisé. L’écueil était la philosophie de Schopenhauer ; Wagner était immobilisé par une vue opposée du monde. Qu’avait-il mis en musique ? L’optimisme. Wagner fut confondu. Bien plus : un optimisme pour lequel Schopenhauer avait créé une cruelle épithète, — l’optimisme sans vergogne. La confusion de Wagner redoubla. Il réfléchit longuement, sa situation semblait désespérée… Enfin il vit s’entr’ouvrir une issue : l’écueil où il avait sombré, que serait-ce s’il en faisait un terme projeté, sa pensée de derrière la tête, la direction voulue de son voyage ? Sombrer ici — cela aussi était un but. Bene navigavi, cum naufragium feci… Et il se mit à traduire l’Anneau en langue schopenhauerienne. Tout va de travers, tout s’écroule, le nouveau monde est aussi mauvais que l’ancien : le néant de la Circé indoue fait signe… Brunehilde qui, d’après la pensée primitive, devait prendre congé de nous en chantant une hymne en l’honneur de l’amour libre, leurrant le monde au moyen de l’utopie socialiste du « tout ira bien », Brunehilde a maintenant autre chose à faire. Elle doit d’abord étudier Schopenhauer ; elle doit mettre en vers le quatrième livre du Monde comme volonté et comme représentation… Wagner était sauvé. En tout sérieux, c’était là une rédemption. Le bienfait dont Wagner est redevable à Schopenhauer est inappréciable. Le philosophe de la décadence a rendu à lui-même l’artiste de la décadence.
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On est comédien lorsque l'on a sur le reste de l'humanité un avantage: c'est de s'être rendu compte que ce qui doit produire une impression de vérité ne doit pas être vrai.
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ÉPILOGUE
— Retirons-nous enfin, pour reprendre haleine pendant un instant, de ce monde étroit auquel toute recherche sur la valeur des personnes condamne l’esprit. Un philosophe éprouve le besoin de se laver les mains, après s’être occupé si longtemps du « cas Wagner ». — Je vais donner ici ma notion du moderne. — Chaque époque trouve dans la mesure de sa force un étalon qui détermine les vertus qui lui sont permises et les vertus qui lui sont défendues. Ou bien elle a les vertus de la vie ascendante : alors elle résiste depuis ses racines les plus profondes aux vertus de la vie descendante. Ou bien elle se manifeste elle-même par une vie descendante, et alors elle a aussi besoin des vertus de la Décadence, alors elle hait tout ce qui ne se justifie que par la plénitude et la surabondance de forces. L’esthétique est liée d’une manière indissoluble à ces prémisses biologiques : il y a une esthétique de décadence, il y a une esthétique classique, — le « beau en soi » est une chimère, comme l’idéalisme tout entier. — Dans la sphère plus étroite de ce que l’on appelle les valeurs morales on ne saurait trouver un antagonisme plus fort qu’entre la morale des Maîtres et la morale des évaluations chrétiennes : cette dernière a grandi sur un terrain absolument morbide (— les Évangiles nous présentent exactement les mêmes types physiologiques que dépeignent les romans de Dostoïewski) ; la morale des Maîtres au contraire (« romaine », « païenne », « classique », « Renaissance ») est le symbole de la constitution parfaite, de la vie ascendante, de la volonté de puissance comme principe de vie. La morale de maître est affirmative aussi instinctivement que la morale chrétienne est négative (— « Dieu », l’« Au-delà », l’« Abnégation », autant de négations). L’une communique sa plénitude aux choses — elle transfigure, elle embellit, elle rationalise le monde —, l’autre appauvrit, appâlit, enlaidit la valeur des choses, elle nie le monde. Le « monde » est un terme d’insulte chrétien. — Ces antithèses dans l’optique des valeurs sont toutes deux nécessaires : ce sont des façons de voir dont on n’approche pas avec des arguments et des réfutations. On ne réfute pas le christianisme, on ne réfute pas une maladie des yeux. Avoir combattu le pessimisme comme une philosophie, ce fut le comble de l’idiotie savante. Les notions d’« erreur » et de « vérité » n’ont, à ce qu’il me semble, aucun sens en optique. — La seule chose que l’on ait à combattre, c’est l’hypocrisie, la mauvaise foi instinctive, qui refuse d’accepter ces antithèses en tant qu’antithèses : comme c’était par exemple la volonté de Wagner qui, en matière de semblables hypocrisies, atteignait une vraie maîtrise. Jeter un regard furtif sur la morale de Maîtres, la morale noble (— la Saga islandaise en est presque le document le plus important —) et, en même temps, avoir à la bouche la doctrine contraire, celle de l’ « évangile des humbles », du besoin de rédemption !… J’admire, soit dit en passant, la modestie des chrétiens qui vont à Bayreuth. Moi-même je ne supporterais pas certaines paroles dans la bouche d’un Wagner. Il y a des idées qui n’ont rien à voir avec Bayreuth… Comment ? un christianisme apprêté pour des wagnériennes, peut-être par des wagnériennes — car, sur ses vieux jours, Wagner fut tout à fait feminini generis ? — Encore une fois, les chrétiens d’aujourd’hui me paraissent trop modestes… Si Wagner fut un Christ, eh bien ! alors Liszt fut peut-être un père de l’Église ! — Le besoin de rédemption, la quintescence de tous les besoins chrétiens, n’a rien à faire avec de pareils paillasses : ce besoin est la plus loyale expression de la décadence, la plus sincère et la plus douloureuse affirmation en des symboles et des pratiques sublimes. Le chrétien veut se débarrasser de lui-même. Le moi est toujours haïssable. — La morale noble, au contraire, la morale de Maîtres, a ses racines dans une triomphante affirmation de soi, — c’est une affirmation de la vie par elle-même, une glorification de la vie par elle-même, elle a également besoin de symboles et de pratiques sublimes, mais seulement « parce que son cœur déborde ». Toute la beauté de l’art, tout le grand art émane de cette morale : leur essence commune est la reconnaissance. D’autre part on ne peut lui dénier une aversion instinctive contre les décadents, un mépris, une horreur même pour leur symbolisme : ce sentiment leur sert presque de démonstration. Le Romain noble considérait le christianisme comme une fœda superstitio : je rappelle ici le sentiment que le dernier Allemand de goût distingué, que Goethe éprouvait pour la croix. On cherche en vain des contrastes plus précieux, plus nécessaires… » [8]

— Mais une duplicité comme celle des gens de Bayreuth n’est plus une exception aujourd’hui. Nous connaissons tous l’idée peu esthétique du hobereau chrétien. Cette innocence dans la contradiction, cette « conscience tranquille » dans le mensonge est moderne par excellence, elle devient presque la définition de la modernité. L’homme moderne représente, au point de vue biologique, une contradiction des valeurs, il est assis entre deux chaises, il dit tout d’une haleine oui et non. Quoi d’étonnant si, justement de nos jours, la duplicité est devenue chair et même génie ? Si Wagner a vécu « parmi nous » ? Ce n’est pas sans raison que j’ai appelé Wagner le Cagliostro de la Modernité… Mais nous tous, sans le savoir, sans le vouloir, nous avons dans le corps des valeurs, des mots, des formules, des morales d’origine opposée, — nous sommes, physiologiquement parlant, faux, pleins de contradictions… Un diagnostic de l’âme moderne — par où commencerait-il ? Par une incision résolue dans cette agglomération d’instincts contradictoires, par une extirpation de ses valeurs opposées, par une vivisection opérée sur son cas le plus instructif. — Le cas Wagner est pour les philosophes un coup de fortune, cet écrit est inspiré, on l’entend bien, par la reconnaissance.
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12.
De cette constatation que nos comédiens sont plus respectés que jamais, n’allons pas conclure qu’ils sont moins dangereux… Mais qui donc aurait encore des doutes sur ce que je veux, — sur les trois revendications en vue desquelles ma fureur, mon inquiétude, mon amour pour l’art m’ont ouvert la bouche ?


Que le théâtre ne soit plus le maître des arts.
Que le comédien ne soit plus le séducteur des artistes authentiques.
Que la musique ne soit plus un art du mensonge.

Frédéric Nietzsche

POST-SCRIPTUM
— La gravité de ces dernières paroles m’autorise à communiquer ici quelques passages d’un traité inédit, qui dissiperont au moins tous les doutes sur le sérieux que je mets en cette matière. Ce traité a pour titre : Ce que Wagner nous coûte.

L’adhésion à Wagner se paye cher. Nous en avons aujourd’hui encore l’obscur sentiment. Le succès même de Wagner, sa victoire, ne déracine pas ce sentiment. Mais autrefois il était robuste, terrible, tel une haine sourde, — et il dura presque pendant les trois quarts de la vie de Wagner. Cette résistance qu’il trouva chez nous autres Allemands ne saurait être trop hautement estimée et mise en honneur. On se défendait contre lui comme contre une maladie, — non pas avec des arguments — on ne réfute pas une maladie —, mais avec des obstacles, de la méfiance, de la mauvaise humeur, du dégoût, avec une sombre gravité, comme s’il se cachait en lui un grand danger. Messieurs les esthéticiens se sont mis à découvert, lorsque, en s’appuyant sur trois écoles de la philosophie allemande, ils ont fait une guerre absurde de « si » et de « mais » aux principes de Wagner, — qu’importait à Wagner les principes, même les siens ! — Les Allemands eux-mêmes ont eu assez d’intelligence dans l’instinct pour s’interdire ici tous les « si » et les « mais ». Un instinct s’affaiblit lorsqu’il se rationalise car, par cela même qu’il se rationalise, il s’affaiblit. S’il y a des symptômes indiquant que malgré le caractère général de la décadence européenne il existe encore un degré de santé, un flair instinctif du nuisible, du danger menaçant l’esprit allemand, je voudrais voir dépréciée parmi eux le moins possible cette sourde résistance contre Wagner. Elle nous fait honneur, elle nous permet même des espérances : ce n’est pas la France qui aurait autant de santé à mettre en avant. Les Allemands, les retardataires par excellence au cours de l’histoire, sont aujourd’hui le peuple civilisé le plus arriéré de l’Europe : cela a un avantage, — par cela même ils sont relativement le plus jeune.

L’adhésion à Wagner se paye cher. Cette espèce de crainte qu’ils ressentaient pour lui, les Allemands ne l’ont désapprise que depuis peu, — le désir de s’en débarrasser leur venait à toute occasion [6]. — Se souvient-on encore d’une curieuse circonstance où, tout à fait à la fin, cette ancienne manière de sentir revint à la surface d’une façon inattendue ? Aux funérailles de Wagner la première société wagnérienne d’Allemagne, celle de Munich, déposa sur sa tombe une couronne dont l’inscription devint aussitôt célèbre. Elle portait : « Rédemption au Rédempteur ! » Chacun admira l’inspiration élevée qui avait dicté cette inscription, ce bon goût dont les partisans de Wagner ont le privilège ; mais il y en eut beaucoup aussi (ce fut assez étrange !) qui firent cette petite correction : « Rédemption du Rédempteur. » On respira.

L’adhésion à Wagner se paye cher ! Mesurons-la à son effet sur la culture. Qui donc l’agitation créée par Wagner a-t-elle amené au premier plan ? Qu’a-t-elle développé sur une toujours plus grande échelle ? — Avant tout l’arrogance des profanes, des idiots en matière d’art. Cela vous organise à présent des Sociétés, cela veut imposer son « goût », cela voudrait même jouer à l’arbitre in rebus musicis et musicantibus. En second lieu : une indifférence toujours plus grande à l’égard de toute discipline sévère, noble et consciencieuse au service de l’art ; la foi au génie en tient la place, plus clairement, l’impudent dilettantisme (— on en trouve la formule dans les Maîtres Chanteurs). En troisième lieu et c’est là ce qu’il y a de pire : la Théâtrocratie —, la folie d’une croyance en la préséance du théâtre, au droit de souveraineté du théâtre sur les arts, sur l’art… Mais il faut dire cent fois à la face des wagnériens ce qu’est le théâtre : ce n’est jamais qu’une manifestation au-dessous de l’art, quelque chose de secondaire, quelque chose qui est devenu plus grossier, quelque chose qui s’adapte au goût des masses lorsqu’on l’a faussé pour elles. À cela Wagner, lui aussi, n’a rien changé : Bayreuth est grand opéra — et pas même bon opéra… Le théâtre est une forme de la démocratie en matière de goût, le théâtre est un soulèvement des masses, un plébiscite contre le bon goût... C’est précisément ce que prouve le cas Wagner : il a gagné les masses, — il a perverti le goût, il a même perverti notre goût pour l’opéra ! —

L’adhésion à Wagner se paye cher. Que fait-elle de l’esprit ? Wagner affranchit-il l’esprit ? — Toutes les équivoques, toutes les ambiguïtés lui conviennent, et, en général, tout ce qui persuade les indécis, sans qu’ils aient conscience du pourquoi de la séduction. Avec cela Wagner est un séducteur de grand style. Il n’y a, sur le domaine de l’esprit, ni fatigue, ni décrépitude, ni chose mortelle, destructive de l’instinct vital qui n’ait été secrètement protégée par son art, — il dissimule le plus noir obscurantisme dans les replis lumineux de l’idéal. Il flatte tous les instincts nihilistes ( — bouddhistes) et les travestit en musique, il flatte toute espèce de christianisme, toute expression religieuse de la décadence. Qu’on ouvre les oreilles : tout ce qui a jamais poussé sur le sol de la vie appauvrie, tout le faux-monnayage de la transcendance et de l’au-delà a trouvé dans l’art de Wagner son interprète le plus sublime — non pas par des formules : Wagner est trop malin pour employer des formules — mais par une séduction de la sensualité qui de son côté s’en prend de nouveau à l’esprit pour le ramollir et le fatiguer. La musique devenue Circé… Sa dernière œuvre est en cela son plus grand chef-d’œuvre. Le Parsifal conservera éternellement son rang dans l’art de séduction, comme le coup de génie de la séduction... J’admire cette œuvre, j’aimerais l’avoir faite moi-même ; faute de l’avoir faite je la comprends… Wagner n’a jamais été mieux inspiré qu’à la fin de sa vie. Le raffinement dans l’alliage de la beauté et de la maladie atteint ici une telle perfection qu’il projette en quelque sorte une ombre sur l’art antérieur de Wagner : — cet art nous paraît trop lumineux, trop sain. Comprenez-vous cela ? La santé, la lumière agissant comme si elles étaient des ombres ? presque comme des objections ? Nous voilà déjà sur le point de devenir de purs insensés… Jamais il n’y a eu de plus grand maître dans l’art des senteurs lourdes et hiératiques, — jamais il n’y eut plus grand connaisseur dans le domaine de l’infiniment petit, des frissons de l’immensité, de tout ce qu’il y a de féminité dans le vocabulaire du bonheur ! — Buvez donc, mes amis, buvez les philtres de cet art. Vous ne trouverez nulle part une manière plus agréable d’énerver vos esprits, d’oublier votre virilité sous un buisson de roses… Ah ! ce vieux magicien ! Ce Klingsor de tous les Klingsors ! Comme il sait bien nous faire la guerre ! à nous, les esprits libres ! Comme il parle au gré de toutes les lâchetés de l’âme moderne, avec ses accords de magicienne ! — Jamais encore la connaissance n’a inspiré une telle haine à mort ! Il faut être un cynique pour ne pas succomber ici, il faut savoir mordre pour adorer ici. Allons ! vieil enchanteur ! Le cynique te prévient — cave canem…

L’adhésion à Wagner se paye cher. J’observe les jeunes gens qui furent longtemps exposés à son infection. L’action la plus immédiate qu’il exerce, action relativement innocente, c’est son influence sur le goût. Wagner agit comme l’absorption continue de boissons alcooliques. Il émousse, il empâte l’estomac. Effet spécifique : dégénérescence du sentiment rythmique. Le wagnérien finit par appeler rythmique ce que moi-même, avec un proverbe grec, j’appelle « remuer le marais ». Bien plus redoutable encore est la perversion des idées. Le jeune homme devient un môle, — un « idéaliste ». Il se croit au-dessus de la science ; à cet égard il est à la hauteur du maître. En revanche il fait le philosophe ; il écrit des Feuilles de Bayreuth ; il résout tous les problèmes au nom du Père, du Fils et du Saint-Maître. Pourtant ce qu’il y a de plus inquiétant, c’est encore la perversion des nerfs. Promenez-vous la nuit à travers une grande ville : partout on entend violer des instruments avec une rage solennelle, — un hurlement sauvage se mêle à cela. — Que se passe-t-il ? — Les jeunes gens adorent Wagner… Bayreuth rime avec établissement d’hydrothérapie. — Télégramme typique de Bayreuth : Bereits bereut (déjà des regrets) [7]. — Wagner est nuisible aux jeunes gens ; il est néfaste pour les femmes. Médicalement parlant, qu’est-ce qu’une wagnérienne ? — Il me semble qu’un médecin ne saurait pas assez poser aux jeunes femmes ce cas de conscience : L’un ou l’autre. — Mais elles ont déjà fait leur choix. On ne peut servir deux maîtres à la fois, lorsque l’un d’eux s’appelle Wagner. Wagner a sauvé la femme ; pour l’en récompenser elle lui a construit Bayreuth. Sacrifice, abandon complet : on ne possède rien qu’on ne lui donnerait. La femme s’appauvrit au profit du maître, elle devient touchante, elle se met nue devant lui. — La wagnérienne — équivoque gracieuse entre toutes : elle incarne la cause de Wagner, — in hoc signo Wagner triomphe… Ah ! le vieux brigand ! Il nous ravit nos jeunes gens, il nous ravit aussi nos femmes, pour les entraîner dans sa caverne… Ah ! le vieux minotaure ! Combien nous a-t-il déjà coûté !
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