Une vigoureuse étude du mouvement littéraire cyberpunk des années 1980-1990, et une salutaire appréciation de son contenu politique toujours pertinent aujourd'hui.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/08/16/note-de-lecture-cyberpunks-not-dead-yannick-rumpala/
Trois ans après son excellent «
Hors des décombres du monde : écologie, science-fiction et éthique du futur », l'universitaire en sciences politiques
Yannick Rumpala nous revient avec ce «
Cyberpunk's not dead », publié en juin 2021 au Bélial (dont le travail éditorial de plus en plus incisif en matière d'essais en langue française liés au rôle socio-politique de la science-fiction doit ici être salué), essai dont le ton apparemment irrévérencieux voire légèrement humoristique ne doit pas masquer un seul instant le caractère à la fois profondément sérieux et éminemment nécessaire.
La révolution cyberpunk de 1985-1990, alors avant tout littéraire, avait secoué le monde de la science-fiction, et accéléré un envahissement de la pop culture par certaines thématiques qui y étaient directement rattachables – même s'il ne faut pas ici surestimer, comme tend à le faire quelque peu
Yannick Rumpala, après
Bruce Sterling à l'époque, une rupture abrupte entre un vieux space opera et un jeune cyberpunk,
Harlan Ellison ayant produit « Dangereuses visions » en 1967,
John Brunner ayant écrit «
Tous à Zanzibar » en 1968 et «
Sur l'onde de choc » en 1975, et
James Graham Ballard ayant composé sa « Trilogie de béton » entre 1973 et 1975. Mais bien souvent, et la sphère du cinéma et des séries en témoignait largement, cet envahissement avait été in fine bien plus esthétique que politique.
En parcourant avec une ferveur documentée de tout premier ordre (et en prenant la peine, dès les pages 25-26 de son ouvrage, de justifier le choix de son corpus d'analyse, ce dont trop de chercheurs universitaires opérant aux
frontières de la littérature et des sciences politiques s'affranchissent gaillardement et dommageablement) le Cyber et le Code (ou l'exubérance technologique et informatique du cyberpunk), le Capitalisme et les Corporations (ou l'économie politique du cyberpunk), les Cités (ou les géographies et spatialités du cyberpunk), les Corps et les Cyborgs (ou l'avènement hypothétique d'une condition posthumaine), le Chaos, les Contre-cultures et les Criminalités (ou les mondes sociaux du cyberpunk), et enfin le Cyberespace (ou l'abandon de la nature et les nouvelles écologies virtuelles),
Yannick Rumpala nous force à reconsidérer de très près ce genre littéraire pionnier et beaucoup plus robuste qu'il n'y semblait désormais, à en peser la force visionnaire comme les limites, et surtout, à en mesurer la vertigineuse puissance politique.
En disséquant habilement et profondément les ouvrages d'époque de
William Gibson, de
Bruce Sterling, de
Lewis Shiner, de
Pat Cadigan, de
George Alec Effinger, de
John Shirley, de
Michael Swanwick, de
Walter Jon Williams ou de
Rudy Rucker, en insistant sur la puissance de leur densité en éléments évocateurs d'abord non expliqués (poussant vers l'un de ses paroxysmes, en général sans sacrifier l'élégance, l'une des caractéristiques fondamentales d'une poétique de la science-fiction, pour reprendre les termes d'Irène Lenglet et de
Simon Bréan, après naturellement ceux de
Darko Suvin), en y faisant la part légitime de l'anthropologie des techniques (surtout par la « mise en scène de la densification technologique »), en identifiant le tribut versé à la figue de la mégalopole asiatique (avant la percée road-poétique de Mahigan Lepage), en signifiant fortement la disparition des régulations et la balkanisation des instances étatiques (à la grande différence du travail important de
Serge Lehman dans sa trilogie «
F.AU.S.T. », quelques années plus tard) tout en y discernant logiquement les cultures issues d'
Hakim Bey,
Yannick Rumpala nous montre avec une grande clarté que le cyberpunk originel est peut-être avant tout l'histoire d'un progrès technologique omniprésent sans aucun progrès social ou presque, prenant place au sein d'une déliquescence généralisée du politique, qui s'est fait dissoudre presque naturellement dans le néolibéralisme paroxystique d'un nouveau féodalisme et d'une uber économie nettement avant la lettre, développant un anti-humanisme qui n'est pas, comme le soulignait
Bruce Sterling alors et comme le rappelle maintenant l'auteur, « un coup littéraire pour outrer la bourgeoisie ; c'est un fait objectif sur la culture à la fin du XXe siècle ».
Entre la « surveillance liquide » de
Zygmunt Bauman et l'adaptabilité cardinale de
Barbara Stiegler (vertu de malléabilité si prisée du capitalisme tardif, déjà bien saisie aussi dans ses prémices par
Luc Boltanski,
Laurent Thévenot et
Eve Chiapello dès le début des années 1990), en insérant cette étude détaillée du mouvement cyberpunk et de son contenu politique pérenne, comme
Fredric Jameson lui-même regrettait à l'époque de ne pas l'avoir suffisamment fait (à « un moment historique où il est devenu des plus difficiles de saisir intellectuellement le capitalisme globalisé qui a transformé le monde »),
Yannick Rumpala , comme par exemple, dans d'autres champs opératoires,
Jean-Paul Engélibert ou
Ariel Kyrou, concourt de manière extrêmement précieuse à l'intellection de notre présent et de notre avenir à travers l'usage intelligent des créations fictionnelles et de leurs contenus politiques.
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