Cordelia Vorkosigan : « Il suffit de trois jours pour que l'homme de l'espace redevienne l'homme des cavernes » (Cordelia Vorkosigan, p41).
Quant à l'homme de la Terre,
José Saramago ne lui donne pas plus deux jours…
Pessimiste, le
Saramago ? Chacun se fera son idée, en tout cas le grand auteur portugais fournit quelques arguments dans ce roman terrifiant !
Roman coup de poing, assurément. Roman coup de coeur, finalement non. Et mes 4 étoiles qui signent habituellement un très bon cru, tentent ici de traduire un compromis entre la claque qui m'a maintenu scotché pendant une petite moitié et la saturation qui a suivi.
L'auteur m'a donné une telle impression de maîtrise et d'aisance qu'il m'est venu l'idée qu'il aurait tout aussi bien pu produire un tel roman sur la base d'une idée arbitraire, et sa longue bibliographie me conforte dans cette idée. Je veux dire, après le style particulier, deux choses sautent aux yeux quand on lit
Saramago : la virtuosité de sa technique littéraire et l'acuité de son regard critique sur la société. Ces deux choses-là semblent n'admettre aucune limite chez lui. Qu'on lui donne un fil de n'importe quelle matière et
Saramago le transformera en fil d'or, brodant à l'envi et les phrases et les idées. Et derrière le compliment apparaît peut-être en filigrane, cette fois-ci grossièrement brodé, la gêne que j'ai fini par ressentir : le péché par excès (d'effets stylistiques, d'étude des moeurs) et par absence (quid des attendus du roman ?). Mais sur ce dernier point je serais déjà moins critique car je pense qu'en fin de compte,
Saramago ne cherche pas à raconter une histoire. Avant tout,
Saramago aime (bien) parler et parler bien. Donc, malgré le pitch et la première partie prometteuse, je pense que ce concept d'aveuglement n'est qu'un prétexte, au plus un fil conducteur narratif. Même pas un fil conducteur pour les idées développées : il n'y a pas de démonstration en dehors du cadre général de l'étude de la nature humaine. Dans ce roman,
Saramago parle de la société tout entière, de tous les sujets qui le touchent et qu'il aimerait nous faire toucher du doigt, spécialement les sujets qui font mal et ceux d'apparence banale mais qui font honte et qu'on fuit. Certes, il brodera également sur le sujet annoncé à la moindre occasion, mais ce thème-là ne représente pas plus de dix pour cent de son propos. Détail révélateur : le fléau dont il retourne n'est pas développé. Seul deux faits sont donnés, qui lui donnent un semblant de réalité : deux phrases, une au début, une à la fin, répétées itérativement. On ne pouvait faire plus minimaliste et artificiel. La « gestion sanitaire » du gouvernement, avec toute la connotation qu'on peut en percevoir à notre époque post-covid, est à peine plus esquissée.
Même si elles ne sont pas marquées, trois parties structurent clairement ce roman.
Les 50 premières pages sont consacrées à la phase d'exposition, qu'on croirait extraite d'un film catastrophe hollywoodien. Cette première partie est admirable, à tous points de vue. Elle introduit les personnages principaux que l'on va suivre, initialement dispersés dans un quartier urbain mais tous liés les uns aux autres par des relations familiales ou par le hasard des rencontres. Elle introduit également le thème principal sans tarder puisque ces personnes vont être les premières touchées par le mystérieux virus qui rend les gens subitement aveugles (et pour ces malheureux le verdict tombe comme un couperet, par de petites phrases sèches bien senties qui ponctuent les rares paragraphes). La façon qu'a l'auteur de jongler avec les trames est opportuniste et fait écho à la façon dont fusent déjà ses observations pertinentes et impertinentes à la fois.
La seconde et principale partie transfert l'action dans un ancien asile psychiatrique où sont mis en quarantaine nos personnages (une déportation dans les faits). C'est un huis clos parfait qui rompt avec le rythme de l'introduction. Âmes sensibles, soyez prévenues : dans ce théâtre sinistre vont se jouer les pires actes qu'on puisse imaginer. le ton détaché, presque tranquille de la narration est trompeur. Heure après heure, jour après jour, les sévices et les drames s'amoncellent, l'horreur grandit, la folie guette. C'est une lente montée en enfer fort bien rendue, éprouvante pour le lecteur. Ce huis clos se termine par un climax libérateur (dans tous les sens du terme) qui se profilait depuis un certain temps.
La dernière partie m'a laissé perplexe. Elle occupe le tiers final du roman et il ne s'y passe pas grand-chose, même si la verve de l'auteur ne tarit pas. Les personnages maintenant libérés errent et tentent de survivre dans une ville devenue inadaptée à des aveugles. Il n'y a plus de tension dramatique, on ne sait pas où veut nous emmener l'auteur, ailleurs que d'appartement en appartement. Un long moment de flottement et de répétitions dans une atmosphère très post-apo (on retrouve l'ambiance des premières scènes de roman « Anna »). Pour les personnages, pour les humains, c'est l'heure du bilan et de la remise en question. le roman se termine par un dénouement très logique compte tenu des circonstances dans lesquelles le « mal blanc » est apparu.
Je n'aurais pas craché sur ce même dénouement (ou tout autre) immédiatement après le climax de la seconde partie. Parce que ces 120 dernières pages donnent l'impression que le roman n'en finit pas de ne pas finir.
Saramago a un style très fort, certainement unique. Chez
Saramago, tout est fort d'ailleurs.
En surface, il y a bien sûr cette réappropriation de la ponctuation et de la présentation du texte. Ni parties ni chapitres. Quelques paragraphes tout au plus pour marquer le temps qui passe. La virgule pour marquer la pause et quelques points concédés pour reprendre son souffle. Parce que pour
Saramago, le texte est une partition ininterrompue faite de notes et de pauses.
J'ai essayé de m'y faire et j'ai plus ou moins réussi puisque je suis arrivé au bout de la lecture. Mais bon, personnellement, l'expérience a été plus pénible qu'autre chose. Certes, au bout de quelques pages, on se surprend à lire assez vite ces rangées de caractères. L'écriture très précise de l'auteur compense, ainsi que l'attention qu'il porte sur les cas d'ambiguïté, n'hésitant pas à recourir à des constructions typiquement lourdes et redondantes (mais qui s'accordent bien avec son style) pour clarifier les référents ou le propos. La lecture reste pénible : tout le long durant, une partie de mon cerveau était monopolisée par un traitement algorithmique de surface, à la volée, tentant d'attribuer à chaque virgule l'un des nombreux sens possibles desquels découle l'interprétation correcte du texte. Parfois, le traitement en surface échoue et nécessite une analyse plus profonde pour comprendre le sens. Ces difficultés sont malheureusement décuplées par le style narratif de l'auteur dans lequel fusionnent dialogues et récits, et se mélangent différents types de narration.
Dans
La Route,
Cormac McCarthy adopte un style intermédiaire. Sans guillemets ni tirets, les dialogues restent lisibles et le rythme aussi effréné que celui insufflé par
Saramago, si ce n'est davantage. Aussi, McCarthy compense ses phrases interminables par des paragraphes doublement espacés. À partir du moment où
Saramago marque ses paragraphes par un alinéa rentrant, je ne vois pas ce qu'on perd à sauter une ligne.
L'aspect le plus intéressant dans l'écriture de
Saramago reste son usage de la langue.
Un style très académique et logique. Un style délicieusement pompeux, qui m'a rappelé la langue dans laquelle
Simak fait parler le narrateur des notes qui accompagnent les contes de
Demain les chiens.
Saramago semble exceller dans le registre soutenu. Peu de mots rares, mais une richesse impressionnante de constructions syntaxiques (des tours comme disent les linguistes) qu'il semble mettre à profit pour donner libre cours à l'expression de son discours.
Souvent cela n'a l'air de rien, mais derrière la simplicité apparente se cache une grande élégance :
« […] seul le chien qui avait bu les larmes accompagna la femme qui les avait pleurées »
Cette phrase est doublement intéressante car elle introduit le personnage du chien et la façon dont il sera nommé dès lors : « le chien des larmes ». En effet,
Saramago a recourt à de (très) nombreux effets de style, et l'un d'entre eux consiste à nommer les personnages principaux (dont fait partie le chien) par des caractéristiques physiques ou des liens relationnels (la femme du médecin…). McCarthy a fait la même chose dans
La route avec « l'homme » et « l'enfant », mais sans doute avec des buts opposés :
Saramago ne fait rien pour qu'on rentre dans la peau de ses personnages (j'y reviendrai), et je pense que ne pas leur donner un nom faisait partie du plan.
Parfois, le style devient ampoulé :
« […] encore que ne soit pas loin celui qui affirma qu'il n'y a pas et il n'y a jamais eu de contradiction entre une chose et l'autre. »
quand il suffisait de dire : « même si tout est possible. »
Autre exemple trop élitiste à mon goût, avec cinq cas de métonymie en dix lignes : les nombres, les volontés, les esprits, les enthousiastes, les pistolets.
Saramago use de nombreuses métaphores, le plus souvent pour appuyer son discours.
Ici, un rare exemple de métaphore poétique qui ne sert qu'au récit :
« […] les autres mirent un peu plus de temps [à se réveiller], ils rêvaient qu'ils étaient de pierres et personne n'ignore combien le sommeil des pierres est profond, une simple promenade dans les champs le confirme, elles y dorment à moitié enterrées, attendant de se réveiller d'on ne sait quoi. »
Et un peu plus loin la petite phrase qui donne tout son éclat à cette métaphore de la pierre :
« […] les éclaboussures aidèrent les pierres à se transformer en êtres humains »
Parmi les effets de style les plus amusants et surprenants, il y a cet usage immodéré des proverbes, comme :
« […] Allons-y, seule mourra qui doit mourir, la mort choisit sans prévenir. ».
C'est un véritable festival, entre les proverbes et les pseudoproverbes, je ne serais pas étonné qu'il y en ait une centaine, ce qui est assez hallucinant quand on y pense : placer un proverbe dans un roman est typiquement casse-gueule…
Si
Saramago prend des libertés avec certains aspects du langage comme la ponctuation, j'ai trouvé son écriture globalement très académique, rigoureuse et précise.
Signe caractéristique, j'ai noté chez lui l'usage récurrent d'une technique particulière. Je n'ai pas de nom en tête pour cette technique, mais deux proverbes la caractérisent assez bien (eh oui, moi aussi je peux balancer des proberbes comme ça !) : le « Faute avouée à moitié pardonnée. » et, plus certainement dans le cas de
Saramago qui sait ce qu'il fait, le « Mieux vaut prévenir que guérir. ». Il s'agit d'une stratégie bien connue des orateurs comme les politiciens, qui consiste à prévenir toute critique en en parlant soi-même en premier lieu. Ce procédé existe aussi chez les écrivains, mais semble être surtout le fait des écrivains « pointus ».
Quelques exemples :
Usage du registre familier :
« […] ce ne fut pas, comme on dit, d'une propreté nickel »
Usage d'un mot rare :
« […] l'eau du ciel y coulait lustralement, mot précieux »
Saramago utilise le registre soutenu mais, comme d'autres écrivains, il semble éviter les mots rares, peut-être parce qu'ils ont mauvaise réputation. En tout cas il estime que ce mot détonnerait trop ici, mais ne résiste pas à l'envie de le « placer » !
Usage d'un proverbe :
« […] petite pluie abat grand vent, que quelqu'un d'autre trouve donc la rime »
Le roman a beau comporter une centaine de proverbes, on a l'impression que l'auteur n'assumait pas totalement celui-ci dans le contexte, et a tenté de détourner l'attention du lecteur pour faire passer la pilule !
Focalisation externe rompue :
Cet exemple est énorme ! Juste avant, le narrateur habituel vient de passer deux pages à raconter un épisode très intéressant qui s'est déroulé dans une banque, sauf qu'on comprend bien que personne n'a pu être témoin de la scène, ce qui constitue clairement un cas de rupture de la focalisation externe que semblait respecter à la lettre
Saramago… Et voici comment il s'en sort, tel un chat qui toujours retombe sur ses pattes :
« […] comme il n'y avait pas de témoins, et s'il y en eut rien ne porte à croire qu'ils eussent été appelés dans le cadre de ce procès-verbal à nous relater les événements, il est tout à fait compréhensible que quelqu'un demande comment il est possible de savoir que les événements se sont déroulés ainsi et pas autrement, et la réponse à donner est que tous les récits sont comme ceux de la création de l'univers, personne n'était là, personne n'y a assisté, mais tout le monde sait ce qui s'est passé. »
En général j'apprécie ce genre de procédés. Cela dit, quand ils reviennent un peu trop souvent comme c'est le cas dans ce roman, cela finit par me faire grincer des dents : je ne peux plus m'empêcher de voir la pirouette qui, à moindres frais, transforme une maladresse en tour astucieux ! Une arnaque… et aussi une pratique élitiste.
Autre caractéristique du style de
Saramago : il y a comme une sorte de fusion entre récit et dialogue, entre le discours du narrateur et ceux des personnages. Je ne me souviens plus si c'est comme ça dès le début, mais je sais qu'à un moment, on ne pouvait plus ignorer ce curieux mélange des genres. Je ne parle pas de l'absence de ponctuation qui brouille déjà la frontière. Je parle du propos : à bien des moments il n'y a plus de différence entre le narrateur habituel et les personnages : tous sont capables de discourir sur la nature humaine de la même façon, et surtout avec le même langage (celui de
Saramago). Je n'avais vu ça nulle part ailleurs. Ce fait étonnant s'avère cohérent avec le style de l'auteur, et me conforte dans le fait que
Saramago cherche avant tout à parler librement de sa vision de la société, et que pour pouvoir le faire sans contraintes, il est prêt « sacrifier » la caractérisation de ses personnages pour en faire des sortes de relais du narrateur. Si je me souviens bien, hormis l'enfant qui ne dit presque rien, tous les personnages principaux fonctionnent comme cela. Et tous jouent aussi au jeu des proverbes !
Comme
Margaret Atwood dans
La Servante écarlate,
Saramago adopte une narration en mode ralenti : dès les premiers mots, les événements sont décrits dans leurs moindres détails, même insignifiants (et certains le sont vraiment, insignifiants). Je pense que le but est le même dans les deux cas : donner le temps et surtout des occasions au narrateur de disserter et digresser pour raconter les choses vraiment intéressantes (la critique sociale dans
L'aveuglement, le contexte dans
La Servante écarlate). J'aime beaucoup cette technique narrative, mais je conçois qu'elle puisse rebuter.
Sur les idées, que dire ?
Saramago est un humaniste. Difficile de ne pas adhérer. Presque à chaque coup, je trouve sa pensée juste et sa manière de le dire efficace et élégante à la fois. Ma seule réserve est qu'il y en a trop, et comme ça tire tous azimuts, il est difficile de retenir beaucoup de choses, même après seulement quelques jours !
Concernant l'intrigue : dans l'asile, le voleur de voitures menace la femme du médecin. Une piste qui retient l'attention mais qui est finalement abandonnée. La même chose se produit plus tard avec le véritable aveugle devenu le nouveau chef des scélérats.
Sur la crédibilité, j'ai noté les points suivants :
- Les conditions de la quarantaine mise en place par le gouvernement paraissent excessivement inhumaines.
- de même, le comportement des militaires.
- J'ai du mal à comprendre que les aveugles aient cédé aux chantages énormes (le premier sur les objets personnels, et le second sur le viol des femmes) du groupe des scélérats, alors même qu'ils n'avaient aucune garantie en retour.
- Les femmes du dortoir des personnages qui se mettent à coucher avec les hommes de leur dortoir, juste parce qu'elles vont être violées par les scélérats ensuite, pas tout compris.
- L'attirance de la jeune fille pour le vieillard aussi, je n'y crois pas, même si je comprends l'idée.
- J'ai du mal à croire que dans les conditions cauchemardesques décrites (où survivre un jour de plus est un exploit), un groupe dominant se soit amusé à instaurer des pratiques de viol en réunion. J'adhère plus à la vision de
McCammon dans son Swan Song : les cruels Macklin et Roland correspondent aux scélérats et instaurent quelque chose d'équivalent quand ils sont près du lac, mais tant qu'ils sont piégés au coeur de la montagne (dans des conditions de confinement, de salubrité et de sécurité similaires à celles de l'asile psychiatrique), aucune pulsion sexuelle n'est rapportée.
En revanche, je suis à 100 % d'accord avec l'auteur sur l'importance du « facteur caca ». Étant donné l'exiguïté des lieux et le nombre de personnes parquées, ça me paraît l'un des points les plus sensibles. Ce thème est omniprésent dans le roman, je pense que cela peut rebuter aussi…
Quelques pistes de lectures :
Si le pitch d'une épidémie dangereuse qui semble se transmettre par un simple regard échangé à faible distance, si vous souhaitez voir cette idée développée davantage, ainsi que ses conséquences, si enfin, de la vraie SF ne vous fait pas peur, il y a
Jean-Michel Calvez et son touchant
Styx, roman très fort également, dans le registre des émotions et de l'humanisme.
Dans
Les bras de Morphée,